"L'échec de toutes les tentatives entreprises pour mobiliser les encaisses monétaires hors banques dénote de l'absence d'une stratégie d'inclusion financière susceptible de transformer et de moderniser le paysage financier", analyse l'économiste, Farouk Nemouchi". Liberté : Le Premier ministre, Abdelaziz Djerad, a reconnu que "la problématique de la mobilisation des ressources financières nécessaires au développement des infrastructures publiques et des investissements des entreprises économiques se pose de plus en plus avec acuité". Cela signifie-t-il que la politique monétaire qui a marqué le précédent exercice a montré ses limites et qu'il ne faut plus compter sur ses leviers pour créer de la liquidité ? Farouk Nemouchi : Le contre-choc pétrolier intervenu en 2014 révèle la vulnérabilité de l'économie algérienne et soulève à nouveau la problématique du financement de l'activité économique. L'effondrement des recettes d'origine pétrolière a montré les limites d'une politique budgétaire expansionniste fortement corrélée à la monétisation de la rente. Aujourd'hui, le pays est confronté à une série de déséquilibres : déficit budgétaire, baisse des réserves de changes, contraction de la liquidité des banques, etc. Après avoir asséché l'épargne accumulée dans le fonds de régulation des recettes pétrolières et échoué dans les politiques de bancarisation de l'argent du secteur informel et de promotion d'un marché financier dynamique, le gouvernement avait introduit le financement dit "non conventionnel" qui représente un financement monétaire appelé communément "planche à billets". La suspension de celle-ci a amené la Banque d'Algérie à user d'autres artifices pour faire face à des besoins financiers grandissants. Il s'agit, notamment, du versement de dividendes à l'Etat (3 500 milliards de dinars entre 2016 et 2020) et la dépréciation du dinar. Ces techniques ne diffèrent en rien de la planche à billets, et l'on assiste à un emballement de la politique monétaire qui peine à assumer son rôle dans le domaine du contrôle de l'offre de monnaie. Même les mesures d'assouplissement des conditions de refinancement opéré par la Banque d'Algérie et la baisse du taux de réserves obligatoires (12% en février 2019 à 2% en février 2020) sont sur la même trajectoire, puisque le financement de l'activité économique s'opère toujours sur les ressources monétaires de la Banque centrale. Le financement monétaire peut créer un cercle vertueux s'il déclenche l'augmentation de la production et des recettes budgétaires. En revanche, il est dangereux lorsqu'il intervient dans une économie confrontée à des rigidités structurelles et se trouve incapable de répondre aux impulsions monétaires par la réalisation d'une contrepartie productive. Le bilan de la planche à billets est désastreux car elle n'a pas financé la création de nouvelles richesses, puisque 78,5% des ressources qu'elle a générées ont été affectées au remboursement des dettes de l'Etat. La baisse des recettes pétrolières est-elle l'unique raison pouvant expliquer la difficulté à mobiliser les ressources financières ? S'il est vrai que la modernisation du système financier est toujours d'actualité, il est illusoire de penser que c'est le nœud gordien, et il suffit de le dénouer pour lever toutes les contraintes à l'augmentation de l'investissement et de la production. Le point nodal de la problématique économique algérienne est la faiblesse structurelle de l'efficacité économique que l'on a tendance à réduire à une insuffisance de ressources financières. Il est même permis de formuler l'hypothèse inverse, à savoir que c'est la faiblesse de l'économie de production qui est en partie la cause du sous-développement de l'intermédiation financière. L'expansion d'une économie de crédit dans le contexte d'une déconnexion entre la sphère réelle et la sphère financière est la source de multiples déséquilibres macrofinanciers. L'injection de monnaie dans une économie déstructurée et plongée dans une profonde récession est fortement contrariée par le faible degré de sensibilité des capacités de production aux impulsions monétaires générées par la rente. Il est contre-productif de multiplier les dispositifs de soutien au financement des entreprises, d'accorder des avantages financiers, fiscaux et autres facilités si la rentabilité du projet n'est pas démontrée. La consommation finale, qui représente en moyenne 57% du PIB entre 2010 et 2018, a été une grande opportunité qui n'a pas été saisie par les entreprises nationales pour augmenter la production des biens et des services. La satisfaction des besoins a fait le bonheur de nos partenaires étrangers et provoqué un déséquilibre chronique de la balance des paiements et une réduction drastique des réserves de changes. Selon les statistiques de l'Office national des statistiques (ONS), l'activité industrielle a baissé de 53,5% entre 1989 et 2019, et la valeur ajoutée industrielle rapportée au PIB n'a pas excédé 5% au cours des 20 dernières années. Le taux d'utilisation des capacités de production dans l'industrie manufacturière atteint 44,9% en 2019, et dans les branches sidérurgiques, métalliques, mécaniques, électroniques et électriques, il est de 29,1%. Ces données traduisent l'état critique dans lequel se débat l'industrie nationale et infirme l'idée selon laquelle, la réforme du secteur bancaire constitue la panacée. Si tel est le cas, comment expliquer qu'en dépit d'une aisance financière durant plus de 15 ans, la structure productive et exportatrice ne s'est pas diversifiée et que les capacités de résilience de l'économie nationale sont demeurées toujours faibles face aux chocs externes. Le développement financier ne garantit pas la croissance économique si la volonté de modifier en profondeur l'environnement institutionnel et de promouvoir une économie de production n'est pas réelle. Quelles mesures immédiates préconisez-vous pour une mobilisation optimale des ressources au profit de l'investissement et de la croissance ? Faudra-t-il solliciter l'endettement extérieur ou bien y aurait-il des niches qui seraient jusqu'ici inexploitées ? Lorsque l'épargne locale est insuffisante, un pays peut emprunter en s'adressant aux marchés financiers internationaux. Si les ressources financières externes sont affectées à des projets qui procurent une rentabilité économique supérieure au taux d'intérêt, la dette peut servir à la croissance économique, participer à la diversification des recettes d'exportation et améliorer, par conséquent, le niveau des réserves de changes. Il est vrai que le pays a traversé des moments pénibles imposés par les conditionnalités du Fonds monétaire international (FMI), mais cela ne constitue pas une raison pour diaboliser systématiquement le recours à l'endettement extérieur. Il peut en résulter un cercle vertueux lorsque s'instaure une relation positive entre dette et développement. Le vrai danger se manifeste lorsque les emprunts contractés ne servent pas les intérêts de la population et sont utilisés pour la répression et l'enrichissement personnel des dirigeants : c'est la doctrine de la dette "odieuse". L'accélération de l'inclusion financière est l'une des solutions suggérées par le Premier ministre. Quels moyens faut-il mobiliser pour une bancarisation de l'économie informelle ? Cette crise est révélatrice de la vulnérabilité d'un système monétaire qui demeure dépendant structurellement de la rente et des ressources monétaires de l'institut d'émission, soit par le biais du refinancement, soit par le recours à la planche à billets. L'échec de toutes les tentatives entreprises pour mobiliser les encaisses monétaires hors banques dénote de l'absence d'une stratégie d'inclusion financière susceptible de transformer et de moderniser le paysage financier. Les résultats de la dernière enquête publiés en 2017 concernant l'Algérie indiquent que le nombre d'adultes titulaires de comptes auprès des institutions financières formelles en pourcentage de la population adulte (plus de 15 ans) est de 43% (moyenne mondiale : 69%), en baisse de 7 points par rapport à 2014. En d'autres termes, 57% de la population algérienne adulte est exclue du système financier. L'exclusion financière des femmes est encore plus forte avec un taux de 71%. Lorsque l'on sait que 20% de la population adulte détient une carte de débit, 3% possède un compte bancaire à accès numérique et 2% utilise un téléphone mobile ou internet pour accéder à un compte d'une institution financière, la numérisation et la digitalisation des moyens de paiement demeurent des vœux pieux. Pour inverser cette tendance, il est urgent que les pouvoirs publics s'engagent dans une politique d'inclusion financière qui permet de démocratiser l'accès des Algériens aux services financiers et de réduire la circulation fiduciaire.