Hier, les forces américano-britanniques ont franchi un autre pas dans l'innommable. Trois journalistes ont péri sous le feu des coalisés qui ont ciblé le bureau de la chaîne qatarie Aljazeera et l'hôtel Palestine, au centre de Bagdad. Tarek Ayoub, un Jordanien d'origine palestinienne de 34 ans, a été tué quand un obus des Américains est tombé sur les locaux de sa chaîne et qui a blessé aussi un employé. Tout de suite après, Taras Protsyuk, un cameraman ukrainien de 37 ans, qui travaillait au bureau de Reuters de Varsovie et son confrère José Couso, également âgé de 37 ans et qui couvrait pour la chaîne privée espagnole Telecinco, ont perdu la vie après l'explosion d'un autre obus tiré par un char américain sur l'hôtel Palestine. Ces derniers ont été tués au moment où ils se trouvaient sur la terrasse de l'hôtel, leurs caméras orientées vers le bureau d'Aljazeera en flammes pour immortaliser les images du projectile qui venait de tuer leur confrère Ayoub. Soudain, les deux cameramen sont passés de vie à trépas sans trop savoir comment… Ayoub, Taras et José sont les trois autres victimes de cette sale guerre, qui n'épargne décidément rien ni personne. Les canons des chars américano-britanniques ne savent plus distinguer le soldat du journaliste. Le militaire du civil. Le mythe “des balles intelligentes” tombe comme sont tombés ces malheureux journalistes victimes du devoir. Celui d'informer une opinion mondiale sur la face cachée d'un combat dit “libérateur” du peuple irakien mais qui prend maintenant l'allure d'une véritable épuration. Les Américains peuvent toujours invoquer les erreurs ou autres subterfuges pour se disculper de ce terrible “journalisticide”, comme ils ont pu inventer cette histoire de “tirs amis”. La réalité est là, têtue : les journalistes sont et demeurent ces témoins qui dérangent pour l'administration américaine qui aurait certainement souhaité une guerre à huis clos. Un massacre à huis clos. Comme ils l'ont commis en 1991 sous les seules caméras obéissantes de CNN. On a beau essayer de gloser que les assassinats en série des professionnels des médias, depuis le début de cette guerre contre l'Irak, n'obéissent à aucune arrière-pensée, ou à une quelconque stratégie de la part des Américains, l'opinion reste sceptique et même accusatrice. Comment ne pas conclure à une forme de représailles quand on dénombre onze journalistes tués en dix-huit jours de combat ? Le massacre est, en effet, tellement terrible qu'il suggère d'autres pistes que celle facile de l'erreur. S'il est vrai que quelques-uns de nos confrères tués l'ont été, effectivement, par erreur ou par mégarde, à l'image de Michael Kelly du Washington Post, tué dans un accident, ou de Gaby Rado de la chaîne de production ITN, retrouvé mort sur le parking de l'hôtel à Souleïmanyah, au nord de l'Irak, il est, en revanche, difficile d'expliquer le bombardement, hier, du bureau d'Aljazeera. Les Américains donnent là une preuve que leurs tirs sont bien ciblés. Cette chaîne de télévision, dont le professionnalisme est indiscutable, dérange au plus haut point les intérêts américains. Au même titre d'ailleurs que la nouvelle chaîne Abu Dhabi dont les locaux ont été assiégés, hier après-midi, par les forces coalisées. Pathétique fut l'appel de détresse lancé, hier, par Chaker Hamed depuis le bureau de sa chaîne Abu Dhabi à Bagdad en direction des organisations humanitaires, les informant que 25 journalistes dont ceux d'Aljazeera étaient encerclés par les forces américaines et qu'ils risquaient de périr. Pourtant, les marines n'ignoraient pas que ces locaux abritaient des journalistes. Et ce furent ceux qui les dérangent le plus : ceux d'Aljazeera et d'Abu Dhabi. Ces deux chaînes de télévision se sont distinguées par des couvertures en temps réel du déroulement de la guerre dans les quatre coins de l'Irak grâce à une armada de journalistes dépêchés sur place bien avant l'ouverture des hostilités. Le général Brooks, basé au Qatar, avait, hier, bien du mal à convaincre les journalistes, lors d'une conférence de presse, sur les fameuses erreurs. A quatre reprises, il martela : “Nous ne visions pas les journalistes.” A court d'arguments, il endosse la responsabilité au régime irakien coupable, d'après lui, d'avoir “utilisé des lieux mettant en danger les civils”. Mais, quelques instants après, il lâche un aveu lourd de sens quand il indiquait que les forces américaines étaient, pourtant, au fait que l'hôtel Palestine était utilisé par la presse. Pourquoi y avoir alors dirigé les obus ? Le général lâche un peu perdu : “Des informations initiales faisaient état de tirs en provenance du hall de l'hôtel.” Décodé, cela suggère que les journalistes pouvaient avoir tiré sur les forces coalisées… Brooks se reprend et avoue : “Je me suis peut-être trompé”. Encore des erreurs … Bien évidemment, l'assassinat des trois journalistes a été énergiquement condamné par les organisations professionnelles internationales. A commencer par Reporters sans frontières (RSF) qui s'est déclarée “atterrée et indignée” par la mort des trois journalistes. De son côté, la Fédération internationale des journalistes (FIJ), par la voix de son président, Aidan White, a qualifié ce bombardement de “violation grave et sérieuse du droit international”, estimant qu'“il ne fait aucun doute que toutes ces attaques pourraient avoir pris pour cible des journalistes”. De son côté, le secrétaire général de l'Union des journalistes arabes (UJA) a condamné, hier, le bombardement de l'hôtel Palestine abritant les journalistes arabes et étrangers à Bagdad. Pour l'UJA, les forces d'invasion américaines “ont prémédité cette agression” contre les locaux des chaînes Aljazeera et Abu Dhabi, ainsi que les bureaux de l'agence Reuters. Par ailleurs, beaucoup de journalistes, arabes et étrangers, se sont rassemblés, hier, en début d'après-midi au centre de Bagdad pour protester contre l'assassinat de leurs confrères. C'est un autre coup dur à l'Administration américaine qui, dans sa prétendue mission libératrice du peuple irakien, a commis un véritable “liberticide” contre les journalistes. H. M.