Il en venait de partout vers le centre d'Alger. En camions, en fourgons et en voitures. Véhicules surchargés de passagers surexcités. Ce jeudi soir était dédié à l'accession du Mouloudia club d'Alger en division d'élite après un séjour d'une saison en division inférieure. Pourtant, le bilan n'était pas sans nuances : une accession, un mort et plus de cent blessés en cette ultime journée footballistique. Sans compter le supporter de Relizane tué quelques semaines plus tôt et les victimes à venir de cette nuit réputée de fête. Car de fête, on n'en ressentait que les désagréments. Imaginez une nuit entière d'avenues encombrées de véhicules klaxonnant, slalomant et bondés d'occupants joyeux pour quelques-uns, allumés pour certains et hallucinés pour beaucoup. Imaginez un cortège infini, processionnant bruyamment par endroits et s'élançant tapageusement par d'autres. Imaginez des milliers de voitures dont les sièges, les coffres, les bennes, les capots et les toits sont combles d'humains qui chantent, hurlent et agitent des objets aussi divers que des drapeaux, heureusement les plus nombreux, des bouteilles, des cannettes, des fumigènes. Imaginez le passant qui croise ces montures d'où fusent bouteilles vidées et pétards de calibre parfois respectable. Tous ces véhicules promènent un peuple communiant dans un étrange consensus de violence festive : pas même une lamentation ou reproche de la part d'une population réputée prompte à vitupérer pour le moindre désagrément. Au contraire, le quidam non averti et pris dans l'engrenage de l'infernale animation, le piéton piégé et le curieux du balcon se sentent tous solidaires de la perverse jubilation. S'ils sont si nombreux à s'encanailler, c'est qu'ils ont raison, pensent-ils, prisonniers du terrorisme du nombre. Les quelques policiers égarés parmi la marée mécanique et humaine font ce qu'ils peuvent d'ordre et de diplomatie pour représenter ce qui reste de l'Etat quand celui-ci s'est retiré dans sa retraite nocturne de Club-des-Pins. En contemplant l'affligeant spectacle de jeunes, tonitruants, au regard absent, agitant parfois son vin ou sa dague en emblème, des pères hurlant des slogans sommaires et des familles entières embarquées dans un délire dont elles oublient la motivation éducationnelle et sportive, on peut mesurer le palier probablement irrattrapable d'involution de notre société. Des jours de vacarme pour une satisfaction sportive ? Pas du tout ! La veille, mercredi, la même sonorité a importuné la capitale au moment où TF1, une chaîne captée par tous les foyers, retransmettait un monumental Juventus-Real de Madrid ! En matière de football, quand on peut se passer d'un tel rendez-vous, on ne peut pas se revendiquer d'âme sportive. A l'évidence, il s'agit de cas de fureur collective chronique. L'Etat croit y trouver un dérivatif à l'agitation politisée, la seule qui pourrait l'inquiéter : qu'importe qu'on meure, comme cette année, à Rouiba, Relizane ou Tiaret pour le football puisque l'honneur du pouvoir paraît être sauf. Mais que l'instinct fasse sauter les barrières du civisme, c'est le signe d'une régression culturelle patente. L'Etat qui regarde les psychotropes de ses hôpitaux se revendre à la sauvette et se démet de ses devoirs devant la foule pour sévir ensuite contre les libertés de l'individu récolte ce genre de répliques : il se replie devant la foule rugissante parce qu'il a trop réprimé le citoyen isolé. Dans ce déni de civisme au moins, il y a un tragique consensus : Etat et société semblent être dangereusement au même point. M. H.