C'est le 2 janvier 1963 que l'UGEMA (Union générale des étudiants musulmans) a pris possession de l'Otomatic, ''bien vacant'', qui était, avant l'indépendance, un bar fréquenté par les étudiants Pieds-noirs, partisans de l'Algérie française. L'Otomatic, collé à l'Université, au 2, rue Michelet- une artère qui était pratiquement fermée aux ''indigènes''- s'appelle à partir de ce jour, le ''Cercle Taleb-Abderrahmane''. En ce tout début d'année 1963, l'atmosphère en Algérie est bouillonnante sur fond de débordement d'activités dans tous les domaines. Cela fait six mois que les Algériennes et les Algériens ont pris leurs destinées en main. Depuis environ trois mois, ils ont leur propre Gouvernement (dirigé par Ahmed Ben Bella) et leur Assemblée nationale constituante (présidée par Ferhat Abbas), qui font leurs premiers pas dans la construction de l'Algérie indépendante. A cette période, les séquelles du colonialisme français accumulées durant 132 ans, tombent une à une. La Banque d'Algérie, établissement colonial, cède la place à la Banque centrale algérienne. Le Palais d'été, symbole du régime colonial, devient le Palais du Peuple. Les domaines agricoles des colons et les entreprises et ateliers abandonnés par leurs propriétaires Pieds-noirs passent sous la gestion des travailleurs qui barrent, ainsi, la voie aux prétendants à l'accaparement de ces ''biens vacants'' (les prédateurs resurgiront vingt ans après). Les Décrets de mars vont légaliser ces transformations et consacrer l'autogestion. A la mi-janvier 1963, Ketchaoua, que les colonialistes avaient convertie en église, est remise dans le droit chemin et, redevenue mosquée, accueille les fidèles qui viennent y prier à l'occasion du premier Ramadhan de l'Algérie indépendante. Mustapha Kateb prépare les premières représentations (dont la fameuse pièce ''Hassan Terro'', de Rouiched, qui sera adapté au cinéma et donnera un film à succès) que présentera le Théâtre national algérien (TNA), début mars 1963, malgré un personnel technique et artistique très réduit. En parallèle, au Casino municipal Aletti, il y a encore des soirées dansantes, comme avant. Des tueurs de l'OAS continuent d'être arrêtés à Alger ; l'un d'eux avait assassiné, en avril 1962, deux Algériens au Champ de Manœuvres. La ''Dépêche Quotidienne'', journal des colonialistes, subsiste encore et distille ses mensonges sur l'Algérie nouvelle (ce journal disparaîtra en septembre 1963 en même temps que l'Echo d'Oran et la Dépêche de Constantine, journaux colonialistes qui avaient également subsisté). Dans ''Alger Républicain'', une rubrique ''disparitions'' accueille les demandes des familles qui n'ont pas vu les leurs revenir à la fin de la guerre et ignorent leur sort. La demande, accompagnée souvent d'une photo, commence par l'état-civil : nom, prénoms, date et lieu de naissance, puis des indications sur la date de la montée au maquis et dans quelle wilaya de l'ALN, ou la date de l'enlèvement par l'armée française, et, invariablement, la formule «depuis, n'a plus donné de ses nouvelles ». Une adresse est indiquée pour recueillir les échos. En janvier 1963, l'Algérie indépendante forme son Equipe nationale de football et le dimanche 6 janvier, 20.000 spectateurs enthousiastes applaudissent au stade municipal d'Alger (stade du 20-Août aujourd'hui) la première prestation internationale des Verts qui battent par 2 buts à 1 l'équipe nationale de la Bulgarie (qui était engagée dans la Coupe d'Europe des Nations). L'année 1963 commence bien pour l'Algérie. Le journal ''Alger Républicain'' résume à la Une : les vœux des Algériens : « espoir et renouveau », et souhaite que « cette année soit pour tous une année de paix, de bonheur et de joie, dans une Algérie démocratique en marche vers la construction d'un Etat moderne ». On envisage déjà « l'Algérie, comme future puissance industrielle ». L'Otomatic devient ''Cercle Taleb-Abderrahmane'' Dans un contexte marqué par les mesures qui concrétisent la reconquête de la souveraineté nationale, à la demande de la section d'Alger de l'UGEMA et sur décision de la fédération FLN du Grand-Alger, l'Otomatic prend, à partir du mercredi 2 janvier 1963, le nom de Taleb Abderrahmane, «l'étudiant guillotiné pour la cause nationale », lit-on dans la légende de la photo en Une d' ''Alger Républicain'', qui illustre cette information. Durant la Guerre de libération nationale, l'Otomatic a été ciblé, le samedi 26 janvier 1957, par une bombe déposée par la fidaiya de la Zone autonome d'Alger du FLN, Zahia Khalfallah, en réponse au lynchage d'Algériens, quelques jours avant, lors des obsèques d'Amédée Froger (maire Pied-noir). Presque simultanément, vers 17 h. 30, deux autres bombes explosaient à la Cafeteria (posée par Fadhila Attia), au 1 ter, rue Michelet (actuelle rue Didouche Mourad) et à la brasserie Le Coq-Hardi (posée par Djamila Bouazza), au 6, rue Charles-Péguy (actuelle rue Abdelkrim El Khettabi), «établissements situés à quelque 100 mètres l'un de l'autre, dans le quartier des Facultés, l'un des plus fréquentés de la ville, surtout en fin de semaine», avait commenté le journal français ''Le Monde'' du 29 janvier 1957. L'Otomatic, repaire des criminels de l'OAS L'Otomatic s'est distingué comme étant le repaire des criminels de l'OAS (Organisation de l'armée secrète) créée en février 1961 par des groupes ultras civils et militaires qui ne voulaient pas admettre l'inéluctabilité de l'accession de l'Algérie à l'indépendance et poursuivront la guerre qui devait s'arrêter le 19 mars 1962. Leur folie meurtrière atteindra son paroxysme, justement, en 1962. Ils mettent en œuvre une véritable politique d'assassinats contre les Algériens, systématiquement tués, par dizaines chaque jour, dès que, par malheur, ils mettaient les pieds dans un quartier européen. Le scénario est le même, incroyable : si un Algérien est signalé dans les alentours, les tueurs interrompent leur apéritif, sortent du bar, exécutent l'Algérien de passage et retournent au bar, fiers de cet acte criminel. Des blessés et des malades sont achevés dans les hôpitaux par les commandos de l'OAS qui s'en prennent un jour aux femmes de ménage, assassinées alors qu'elles se rendaient chez leurs employeurs européens. Les facteurs ne sont pas épargnés, ni les dockers. Le 2 mai 1962, une voiture piégée explose devant le centre d'embauche des dockers faisant 63 morts et 110 blessés. Les quartiers populaires où habitent les Algériens sont attaqués au mortier. Là aussi, les bilans sont lourds, des dizaines de morts et blessés sont enregistrés. L'OAS pratique en même temps la « politique de la terre brûlée » : plastiquage d'écoles, de marchés, de bibliothèques communales, de mairies... Objectif : « Mettre les grandes villes à feu et à sang, tout détruire, tout incendier », c'est-à-dire précipiter l'Algérie dans un chaos généralisé qui empêcherait la paix. Les blocs opératoires et le service de radiologie de l'hôpital Mustapha à Alger sont détruits. Idem pour la Tour de contrôle de l'aéroport d'Alger. Le 7 juin 1962, c'est le point culminant de cette politique : l'OAS incendie la Bibliothèque de l'Université d'Alger (B.U.), plus de 500.000 ouvrages et documents précieux sont livrés aux flammes. Sur le trottoir d'en face, Des étudiants Pieds-noirs sortent de l'Otomatic où ils étaient attablés et, à partir du trottoir d'en face, applaudissent en regardant brûler la B.U. Les années fastes du ''Cercle Taleb-Abderrahmane'' La gestion du ''Cercle Taleb-Abderrahmane'' est confiée à quatre étudiants de l'UGEMA. Son enseigne et sa proximité avec l'Université, sur une artère rendue prestigieuse par le nom de Didouche Mourad qui lui est donné, en font un lieu de rencontre des étudiants, soit dans la salle du bas, soit à l'étage mais surtout sur la terrasse où ils sont servis par un virtuose dans le métier, appelé Maurice, un garçon de café algérien, malgré son surnom, toujours en smoking : costume et papillon noirs, chemise d'une blancheur parfaite, coiffure soignée à la dernière mode, et, lui-même, évidemment, propre. Son service était un véritable spectacle. L'UNEA (Union nationale des étudiants algériens) qui remplace l'UGEMA après son 5ème congrès, en août 1963, prend le relais. Le ''Cercle Taleb-Abderrahmane'' ressemble à une annexe de l'Université et personne ne s'en plaint. Les étudiants sont à l'aise dans ce lieu de convivialité et d'échanges. Les dépenses de consommation sont abordables. Les étudiants gestionnaires avaient même installé au sous-sol une salle de lecture de la presse, appliquant la devise « pas de formation sans information ». L'éclipse Puis, insensiblement, une métamorphose se produit dans les années 1970. Après la dissolution de l'UNEA en janvier 1971, la gestion du ''Cercle Taleb-Abderrahmane'' change de main. La dégradation est rapide; elle se poursuivra durant les années 1980, 1990 et 2000. Le lieu mythique s'en trouve déshonoré. Des photos prises à l'époque montrent des grilles fermées et un état d'abandon à l'intérieur. L'individualisme des années 1980, le ''chacun pour soi'' (tag 'ala men tag), puis le terrorisme créent les conditions d'une longue éclipse du ''Cercle Taleb-Abderrahmane''. Les étudiants nés dans l'Algérie libre pour laquelle Taleb Abderrahmane a donné sa vie – il est mort à l'âge de 28 ans – sont privés de ce cadre de rencontre dont jouissaient leurs aînés. Le ''Cercle Taleb-Abderrahmane'' aurait pu constituer un centre de gravité des festivités de commémoration de l'indépendance pour laquelle est mort celui dont il porte fièrement le nom : Taleb Abderrahmane, étudiant à la Faculté des Sciences (Ecole de chimie) de l'Université d'Alger, décapité à la prison de Serkadji, dans la Haute Casbah, le 24 avril 1958. Le new look En novembre 2015, c'est un ''Cercle Taleb-Abderrahmane'' new look qui est inauguré. Il devient restaurant sans empreinte estudiantine particulière, contrairement à sa vocation d'origine. La gestion est confiée à un Office dépendant de la wilaya, OPLA (Office des Parcs des Sports et des Loisirs d'Alger), le même qui gère le Milk Bar et El Kettani. La salle du bas sera réservée à la restauration, à l'étage, il y avait, dit-on, un café « littéraire » (!!!). Sur le trottoir d'en face, il n'y a plus aucune trace de la Cafétéria historique, propriété de la Caisse de mutualité agricole (CNMA), qui a été cédée en gérance à un privé et a été transformée en un commerce. En juillet 1963, la Cafeteria avait été confiée en autogestion à ses travailleurs après une tentative d'accaparement avortée. L'appel prémonitoire de Didouche Mourad En 2025, le restaurant ''Cercle Taleb- Abderrahmane'' est fermé. En juin, les travaux qui sont entamés dans ce lieu et surtout la disparition de l'enseigne ''Cercle Taleb-Abderrahmane'' intriguent les passants. L'alerte donnée par Me Ali Haroun dans El Watan sur la tentative de changement de vocation du ''Cercle Taleb-Abderrahmane'', fait pleurer les moudjahidine qui sont restés fidèles à la mémoire des martyrs de la Guerre de libération nationale, dont Taleb Abderrahmane lui-même. Des témoins ont vu des moudjahidine et des personnalités, sans doute informés par l'article de Me Ali Haroun, s'attarder devant la nouvelle façade du ''Cercle Taleb-Abderrahmane'', dépouillée de l'enseigne qui lui rendait hommage et affublée d'annonces gastronomiques qui n'ont rien à voir avec la mémoire relative à la Guerre de libération nationale. L'idéal aurait été de faire de ce lieu, un musée pour entretenir la mémoire de tout ce qui a marqué la capitale comme actions héroïques durant la guerre imposée par le colonialisme français au peuple algérien qui luttait pour l'indépendance et le recouvrement de la souveraineté nationale. Un lieu de rayonnement, évidemment sans aucun but lucratif, qui serait visité par les touristes, par les enfants, les jeunes, les étudiants... En novembre 1954, au déclenchement de la lutte armée pour l'indépendance, qu'il a préparée et lancée avec d'autres dirigeants de la Révolution, Didouche Mourad se trouvait dans le nord-constantinois (loin d'Alger qui l'a vu naître le 13 juillet 1927). On rapporte que c'est en prenant le commandement régional de l'ALN (Armée de libération nationale) dans cette région, qu'il lança son célèbre : « Si nous venons à mourir, défendez notre mémoire ». Avec l'affaire du ''Cercle Taleb-Abderrahmane'', son appel s'avère aujourd'hui prémonitoire. Tout comme a été prémonitoire, le chant patriotique « Ikhouani, la tenssaou chouhadaoukoum » (Mes frères, n'oubliez pas vos martyrs !) entonné au lendemain de l'indépendance.