Le XIXe a succombé à l'Hugolâtrie comme notre époque aura sombré dans la Lévytrie, par l'abêtissement de la littérature et l'embellissement du bellicisme, c'est-à-dire l'apologie de la guerre, y compris dans sa forme génocidaire. Dans un autre paragraphe, Victor Hugo, en humaniste et universaliste, en homme de paix, apostrophe les dirigeants européens qui se livrent des guerres «fratricides» perpétuelles sur leur continent. Et il les invite, non pas à cesser définitivement de guerroyer, mais à tourner leurs énergies belliqueuses à conquérir des pays dans tous les continents, à coloniser l'Afrique, l'Asie : «Au lieu de se déchirer entre soi, on se répandrait pacifiquement sur l'univers ! Au lieu de faire des révolutions, on ferait des colonies ! Au lieu d'apporter la barbarie à la civilisation, on apporterait la civilisation à la barbarie ! […] L'Asie serait rendue à la civilisation, l'Afrique serait rendue à l'homme.» Et pourtant, dès le lendemain de l'indépendance de l'Algérie, dans le cadre de la nouvelle toponymie nationale, alors que des centaines de rues à connotation coloniale sont débaptisées pour être remplacées par des plaques toponymiques symbolisant les personnalités et gloires issues du patrimoine algérien, notamment des noms de personnages, dates ou faits liés à la Révolution algérienne, plusieurs rues porteront le nom de Victor Hugo, ce fervent partisan de la colonisation de l'Algérie. Les noms de lieux sont des éléments essentiels de la mémoire collective. En renommant les lieux, l'homme reprend possession de son espace, de son histoire. Dans le cas de l'Algérie, il marque sa rupture avec un passé colonial avilissant et traumatique. Pis. Victor Hugo régnera souverainement non seulement sur les artères algériennes, mais intellectuellement sur l'esprit des écoliers algériens, puisqu'il est inscrit au programme scolaire de l'Education nationale algérienne. Et ses livres coloniseront les rayons des librairies et des bouquinistes des décennies durant, d'Alger à Oran en passant par Constantine et Tizi Ouzou. Hugo fut un brillant rhétoricien mais un piètre théoricien Six ans après son prêche pour la colonisation de discours colonial, le 22 mai 1885, Victor Hugo, «le plus illustre représentant de la conscience humaine» comme le titre un journal, rend l'âme. Le 1er juin 1885 le Tout Paris célèbre les plus magnifiques funérailles du siècle du colonialisme : il enterre en grande pompe Victor Hugo, «le génie en qui vivait l'idée humaine». Galvanisées par une propagande médiatique inédite pour l'époque, trois cent mille personnes arpentent les rues de Paris derrière le char du génie de la littérature emportant l'écrivain au Panthéon, sans compter les centaines de milliers amassés sur les trottoirs pour rendre un dernier hommage à la dépouille de l'astre littéraire. L'enterrement du «plus grand poète du siècle» a ressuscité le commerce. «Il faudrait qu'il meure toutes les semaines un Victor Hugo pour faire aller le commerce !», note un journal. Cela correspond à l'esprit mercantile de ce vendeur de mots, Victor Hugo qui faisait commerce de son art poétique et littéraire. Contrairement à la légende, comme on l'a souligné plus haut, Victor Hugo ne fut jamais un révolutionnaire, qui plus est ennemi de la bourgeoisie. Ce phraseur, en idéaliste, professait que c'est par la bonté et la charité, par la fusion des cœurs (des exploiteurs et des exploités) que peut se résoudre le drame de la misère. Et non par la Révolution. Le renversement des exploiteurs, autrement dit des capitalistes, de la bourgeoisie. Si Victor Hugo fut préoccupé par des questions sociales et morales, ce fut en littérateur, et non en militant libérateur. En artisan des mots, et non partisan de la révolution. Au vrai, Victor Hugo fut la «dame patronnesse littéraire» de la bourgeoisie française, qui aimait se consacrer à des œuvres de bienfaisance. Par ailleurs, sur le chapitre de la politique, certes, Victor Hugo passe du royalisme et catholicisme réactionnaire au parti républicain. Mais moins pour des raisons politiques que poétiques. Voire tactiques : pressentant le déclin du pouvoir monarchique, en opportuniste, il épouse diligemment les idéaux de la République bourgeoise pour assurer sa carrière politique, finalement contrariée par son ami Louis-Napoléon. Comme le soulignait le critique littéraire au début du XXe siècle, René Doumic : «Son catholicisme et son royalisme lui étaient entrés au cœur par l'imagination, ils en ont été chassés non point par une profonde crise de l'intelligence, mais par les besoins nouveaux de son vocabulaire, par la rapide extension de sa gamme poétique, qui, d'abord contente d'un simple clavier, exigea bientôt d'autres notes et la symphonie de tout un orchestre. C'est l'image, c'est le verbe, c'est le mot qui seul a engendré toutes les théories religieuses, politiques, sociales, morales et littéraires de Victor Hugo.» C'est des mots que dérivent chez lui les idées, les sentiments, les actes. Et non pas des maux. C'est-à-dire de la réalité. Victor Hugo était un contemplatif, doté d'une imagination débordante, et non un militant subversif. Ainsi que le notait toujours René Doumic, pour Victor Hugo les «mots sont des images, et, c'est la remarque la plus curieuse et pleine de conséquences qu'on ait faite sur ses procédés. Le travail d'analyse, qui est pour nous le résultat de longs siècles de culture, n'existe pas pour lui». C'était un rhétoricien. Il ne fut jamais un théoricien. Victor Hugo pense en images. Et imagine sans pensées, à l'instar de nos deux illustres écrivains francophones et francophiles, Kamel Daoud et Boualem Sansal. «L'étalage qu'il fait de son érudition suffirait presque à faire foi de sa complète ignorance. Il ignore l'histoire et il ne se soucie pas de la connaître, il n'a besoin ni de l'étudier ni de la comprendre, puisqu'il l'invente. Il projette à travers le temps son imagination», précisait René Doumic. Et d'ajouter : «Hugo est indifférent au mouvement de la philosophie et de la science de son temps, et on voit de reste, sitôt qu'il s'avise de les citer, quelle est sa prodigieuse inintelligence ou ignorance des penseurs de tous les temps. Aux religions, aux philosophies, aux découvertes scientifiques, il emprunte ce dont il a besoin pour traduire l'émotion dont il est actuellement possédé». (...) «Si l'esprit philosophique réside dans le pouvoir de lier des idées, de les enchaîner logiquement, de les construire en systèmes d'une savante architecture, nul n'en fut plus parfaitement dépourvu (que Victor Hugo)». Victor Hugo aborde le savoir, les connaissances, en spécialiste du lyrisme. En bâtisseur de mots. Le mot est pour Victor Hugo un être réel et vivant. A contrario, la réalité, le réel constitue une abstraction, un simple champ littéraire à exploiter pour fructifier son imagination féconde, cultiver fertilement son lyrisme. Toute l'œuvre de Victor Hugo est fondée sur le lyrisme, qu'il décline en satire, en épopée, en poésie apocalyptique, en théâtre, en roman. Y compris la politique, il y est entré par lyrisme. Pour nourrir son appétence poétique, élargir et renouveler son lexique. Tout au cours de sa carrière littéraire et politique, Hugo, ce génie des mots, est demeuré essentiellement lyrique. Victor Hugo, auteur inspiré, empli de lyrisme épique, acculé à l'exil, ses ambitions politiques déçues, il convertit son lyrisme en invectives, notamment contre Napoléon III, devenu sa bête noire. Pourtant, les deux hommes ont d'abord été, sinon amis, du moins alliés. Victor Hugo juge alors Louis-Napoléon «distingué et intelligent». Lors de la campagne électorale de 1848, il soutient sa candidature à la présidence de la République. Une fois Louis-Napoléon élu président, Victor Hugo compte parmi les premiers invités à l'Elysée. Il devient même son conseiller officieux. Est-ce parce qu'il n'a pas été nommé ministre de l'Instruction publique comme il escomptait qu'il vouera dorénavant une haine inexpiable à Napoléon III ? C'est ce que certains historiens soutiennent. La rancœur hugolienne est tenace. Son amertume lyrique indélébile. Une chose est sûre, Victor Hugo demeura toujours un bourgeois qui savait, à l'instar de son disciple littéraire BHL, fructifier son argent, négocier ses contrats d'édition. Ainsi que l'écrit Paul Lafargue : nombreux sont ceux qui «s'imaginèrent que l'écrivain, qui venait de trépasser, était un de ces prolétaires de la plume, qui louent à la semaine et à l'année leurs cervelles aux Hachette de l'éditorat et aux Villemessant de la presse. Mais si on leur avait appris que le mort avait son compte chez Rothschild, qu'il était le plus fort actionnaire de la Banque belge, qu'en homme prévoyant, il avait placé ses fonds hors de France, où l'on fait des révolutions et où l'on parle de brûler le Grand livre, et qu'il ne se départit de sa prudence et n'acheta de l'emprunt de cinq milliards pour la libération de sa patrie, que parce que le placement était à six pour cent ; si on leur avait fait entendre que le poète avait amassé cinq millions en vendant des phrases et des mots, qu'il avait été un habile commerçant de lettres, un maître dans l'art de débattre et de dresser un contrat à son avantage, qu'il s'était enrichi en ruinant ses éditeurs, ce qui ne s'était jamais vu ; si on avait ainsi énuméré les titres du mort, certes les honorables représentants de la Cité de Londres, ce cœur commercial des deux mondes, n'auraient pas marchandé leur adhésion à l'importante cérémonie ; ils auraient, au contraire, tenu à honorer le millionnaire qui sut allier la poésie au doit et avoir. La bourgeoisie de France, mieux renseignée, voyait dans Victor Hugo une des plus parfaites et des plus brillantes personnifications de ses instincts, de ses passions et de ses pensées.» A suivre…