17 octobre 1961, le jour où on a noyé des Algériens dans la Seine. D'une simple manifestation pacifique du FLN pour protester contre le couvre-feu discriminatoire au combat d'une Parisienne. El Watan week-end a choisi de donner la parole à ceux qui ont vécu l'événement, et particulièrement des femmes. Hommage et témoignages. «Je n'avais pas peur et je n'ai jamais eu peur !» Elle s'appelle Farida, elle est infirmière dans un hôpital, mais est aussi responsable de la région féminine à St-Denis. Elle s'occupait de la cotisation des femmes algériennes dans sa région. Militante, elle ne manquait pas d'organiser des regroupements et des réunions pour la libération de l'Algérie. Nous sommes alors le 17 octobre 1961. Il est 20 heures. En se rendant au travail, elle rencontre des manifestants de tous les âges. Elle raconte une scène qu'elle n'a jamais oubliée. «Sur le quai du métro, les policiers français nous attendaient déjà. C'est alors qu'une jeune est interpellée et est frappée à coups de matraque. Elle est morte sur le coup.» La police française n'a pas eu de pitié pour cette jeune fille innocente. Un acte qui est d'ailleurs resté gravé dans la mémoire de Farida qui, du haut de ses 80 ans aujourd'hui, ne peut oublier le sang-froid des policiers français qui agissaient sans aucun scrupule. «On m'a arrêtée quelques instants plus tard.» Déplacée dans un local, elle doit la vie et sa libération à son voisin policier qui l'a reconnue. Farida n'est pas la seule à avoir été au cœur de la manifestation. Nous l'avons rencontrée cette semaine à Alger en compagnie d'une autre, Rabéa Benguedih, lycéenne à l'époque. Elle est issue d'une famille où le militantisme et le patriotisme sont une valeur ancrée. «La veille du massacre, je suis restée toute la nuit à préparer et à écrire sur les panneaux, les banderoles et même les draps on les a déchirés… «Libérez nos frères, libérez nos maris»… C'était dur, mais on l'a fait. Il y avait cette force en nous et c'était magnifique.» Elle a passé des années affreuses, particulièrement lorsque ses deux frères étaient en prison aux Baumettes, dans un centre pénitentiaire de Marseille. A plusieurs reprises, elle quittait le lycée et prenait le train pour s'assurer que ses frères étaient toujours en vie, et ce, en utilisant un code à trois sifflements. «Je voyais des mains hésitantes qui brandissaient des tricots blancs à la fenêtre. C'était mes frères, ils étaient en vie. Je reprenais le tramway et j'annonçais la bonne nouvelle à ma mère.» Elle ajoute : «Toutes les Fédérations de France du FLN passaient chez nous automatiquement. De plus, la France procédait tous les matins à 6h à une fouille. Ils tiraient les tiroirs, regardaient les armoires et vidaient tout parterre, comme ils le faisaient en Algérie.» Après l'indépendance, sa famille était dans l'obligation de retourner en Algérie suite à de nombreuses menaces de mort. «Je suis rentrée en Algérie, car un des hommes de l'OAS (Organisation de l'armée secrète française) m'avait mis un revolver sur la poitrine dans mon lycée.» Du temps de l'OAS, des crimes ont été commis en masse. L'Algérie a donc fait appel à tous les médecins et infirmiers afin de soigner les nombreuses victimes, dont Farida, l'infirmière et responsable de région féminine à Saint-Denis. Il est important de préciser que les femmes algériennes, que ce soit en France ou en Algérie, ont joué un grand rôle dans le mouvement de libération. Dans l'événement du 17 octobre notamment, «beaucoup d'entre elles ont été enlevées avec leurs enfants pour être internées dans des hôpitaux psychiatriques malgré leur lucidité irréprochable», estime Abdelmoumene Akila, membre de la Fédération de France du FLN. Elles ont été libérées une à une par la suite. Etant dans l'œil de la manifestation, elle ajoute que «c'était la première fois que je voyais le drapeau algérien en France.» Aujourd'hui, le témoignage de ces femmes demeure encore important pour les nouvelles générations. Leurs propos ont été recueillis lors d'une conférence dédiée à cet effet et organisée au musée des «Moudjahidine» à Riad El Feth, mercredi passé. Nous avons aussi reçu Ahmed Bouslinahe, militant et membre de la Fédération de France du FLN de 1954 à 1962 et aujourd'hui fonctionnaire de police en retraite. Ce moudjahid était en prison à l'heure du massacre de 1961. «Entre les murs froids de la cellule, les lits superposés en fer et en paille des détenus et les responsables de la prison qui nous observaient, la seule arme qu'il nous restait en solidarité avec les manifestants était la grève de la faim», explique Ahmed Bouslinahe. Il ajoute que «c'était la première fois dans l'histoire d'un peuple que la lutte du colonisé était portée au cœur de la capitale du pays colonisateur.» Couvre-feu En pleine guerre d'Algérie, entre une France coloniale et une Algérie colonisée, les Algériennes et les algériens réclament haut et fort leur dignité et leur liberté. Ils étaient soumis à une barbarie et à une répression sans limite, victimes d'arrestations, d'assassinats, d'envoi dans des camps de concentration, des ratonnades et bien plus encore, et ce, sous les ordres du préfet Maurice Papon, connu notamment pour ses méthodes nazies. En effet, c'est lui qui a organisé la rafle des juifs en gironde afin de les expédier à Auschwitz. Il avait été appelé à Paris par le général de Gaulle pour neutraliser le FLN et ses activités. «Les pouvoirs politiques, à leur tête le général de Gaulle et Roger Frey en qualité de ministre de l'Intérieur, premier policier français qui a légué les pleins pouvoirs au préfet de police Maurice Papon. De plus, la réaction des services de sécurité français aux opérations des fidayine en France avait été hors normes. Les arrestations ne lui suffisaient pas, il a décrété un couvre-feu de 20h30 à 5h30 du matin», précise M. Bouslinahe. Il est dit dans la note signée par Maurice Papon et ainsi libellée : «Dans le cadre des mesures prises pour neutraliser le terrorisme algérien et accroître la protection des personnel de police, j'ai décidé de prononcer le couvre-feu pour les musulmans français d'origine algérienne (…)». Cette décision a porté préjudice aux activités organiques et politiques de la Fédération FLN en France, car les activités des militants se faisaient majoritairement le soir après la journée de travail. Et elles seraient totalement entravées. A cet effet, les militants avaient sollicité les responsables fédéraux pour l'autorisation d'une riposte et d'un boycott par une marche à l'heure du couvre-feu. Après une réunion du comité fédéral auquel s'étaient joints les responsables de wilaya (au nombre de 6), ces derniers avaient répondu favorablement à cette sollicitation. La marche a été décidée pour le 17 octobre 1961. «Cependant, la recommandation dans cette marche était que tout responsable au-dessus d'un chef de région était interdit de manifestation dans le but de préserver son bon déroulement. Dans le cas où le mouvement engendrerait des arrestations en masse, il est préférable de ne pas impliquer ses hauts responsables afin que l'organisation soit préservée et toujours opérationnelle», explique Bouslinahe Ahmed. D'autres instructions strictes faisaient partie de la circulaire, dont le port d'arme, ne serait-ce qu'un petit canif ou un coupe ongle est totalement interdit. Il était clairement précisé que cette manifestation était purement pacifique, et ce, pour ne pas donner matière à l'adversaire français qui sauterait sur l'occasion pour réagir en force. Ce jour-là, une marée humaine déferlait sur les places de l'Etoile, de l'opéra, de la concorde. En dépit des barrages de police et de gendarmerie, toutes les sorties du métro de bus étaient peuplées massivement. La volonté d'indépendance était là, dans toutes les âmes algériennes. Mais les Algériens étaient dans le flou, ils ne pouvaient pas imaginer que Papon avait donné carte blanche à ses forces de l'ordre pour briser coûte que coûte la manifestation. «Ils s'en donnaient à cœur de joie en cassant du bougnoule, comme ils disaient», déclare Bouslinahe Ahmed, militant du FLN des années 1960. La chasse Malgré le fait qu'il s'agissait d'une manifestation pacifique sans aucune violence, les autorités françaises choisirent le chemin des armes et de la répression la plus féroce et la plus sanglante. Ratonnades, assassinats et arrestations par milliers, telle était la devise du gouvernement français ce jour-là . Selon les données du FLN, il y a eu plus de 12 000 arrestations, plus d'un millier de blessés et des centaines de disparus. Il est dénombré 400 morts environ dont les cadavres furent jetés dans la Seine. Des personnes vivantes ont été jetées dans une eau qui était, pour rappel, à 6 degrés Celsius. Parmi les victimes assassinées, il y a cette jeune fille de 14 ans du nom de «Bedia» qui était chargée de s'occuper de son petit frère pendant que ses parents étaient partis manifester. Elle essaya de les rejoindre, en vain. Elle a été arrêtée près de chez elle par la CRS, puis jetée dans le canal à Saint-Denis. 20 octobre 1961 Cependant, cet événement a continué sans répit puisque trois jours après le massacre, les femmes algériennes sont revenues pour manifester à leur tour devant la préfecture et les commissariats, réclamant la libération de leurs époux et de leurs frères. Elles dénonçaient les mesures racistes prises par le gouvernement français, insistant également sur l'indépendance totale de l'Algérie ainsi qu'une négociation avec le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Cet événement important avait continué dans plusieurs villes de France jusqu'au 29 octobre 1961. «Les détenus et les internés dont je faisais partie avaient déclenché une grève de la faim, la seule arme en notre possession, grève qui a duré 14 jours. Pour ceux qui ont été informés par leur avocat en retard, ils ont fait 9 jours», déclare Ahmed Benslinahe. Il est aussi important de préciser l'impact politique généré par cette manifestation. Celle-ci a démontré en amont que le peuple algérien là où il se trouvait soutenait le FLN afin de contribuer de manière incontestable à la lutte pour l'indépendance de l'Algérie. Depuis que la France a envahi l'Algérie en 1830, le peuple algérien a été traité de la plus effroyable des façons. Le 17 octobre 1961 est la preuve concrète qu'après plus d'un siècle plus tard rien n'avait changé aux yeux des Français. Aujourd'hui encore, la France n'a toujours pas reconnu ce crime d'Etat. En 2012, le président François Hollande a déclaré ceci : «La République reconnaît avec lucidité la répression sanglante de la manifestation d'Algériens à Paris le 17 octobre 1961». D'ailleurs, il s'était montré ouvert à une reconnaissance officielle du massacre. Aujourd'hui, le président Macron fait un autre geste en annonçant que «cette date fut le jour d'une répression violente de manifestants algériens. La République doit regarder en face ce passé récent et encore brûlant. C'est la condition d'un avenir apaisé avec l'Algérie et avec nos compatriotes d'origine algérienne.» Amina Semmar