Alors que le peuple algérien a décidé de reprendre son destin en main, de se réapproprier son pays en l'ôtant des mains de la minorité de malfaiteurs et de petits dictateurs qui l'en ont privé, le «régime», le «système», le «pouvoir» a provoqué la mort de Kamel Eddine Fekhar. Le mardi 28 mai, l'infatigable défenseur des droits humains et des droits des Mozabites à exister dans leur différence a perdu la vie après une grève de la faim par laquelle il dénonçait son arrestation arbitraire pour une simple interview. Il eut fallu que les détenteurs du pouvoir eussent quelque sentiment humain pour s'inquiéter de la dégradation de son état de santé. Or, dans les sommets vertigineux du pouvoir algérien, il n'y a guère plus d'humanité. A supposer qu'il y en n'ait jamais eu. Peu importe que son arrestation, présentée par son avocat comme le résultat d'une décision inique, injuste, acharnée, personnelle, vienne d'un responsable local ou d'un responsable national, d'un petit fonctionnaire ou d'un galonné tout puissant. Elle est le fait de ces mal-inspirés qui se comportent en divinités sacrées et intouchables et elle révèle, dans tous les cas, à quel point, au sein du «pouvoir» algérien, on considère la disparition d'un opposant pacifique aussi naturelle que la récompense d'un terroriste dit «repenti». Ainsi vont les systèmes autoritaires, dictatoriaux, totalitaires : ils érigent l'irrationalité en moyen et en fin politiques qui perpétuent la domination de l'injustice. L'Algérie n'échappe pas à cette règle. Mais qu'est-ce que la mort de Kamel Eddine Fekhar signifie pour l'Algérie, celle d'hier et celle d'aujourd'hui ? Voilà une question terrible, lourde, qui prétend donner un sens à l'insensé, qui veut penser l'impensable que peut être la décision d'un individu de mettre en péril la vie d'un être humain comme il met en péril le sort de tout un peuple. On le voit : tout langage est doté d'un sens irréductible. Et c'est pour cela que l'exercice de déceler le sens de toute chose ne doit pas être considéré comme un acte de vaine littérature, mais comme un acte de résilience. Même après un meurtre. Répétons-le donc : qu'est-ce que la mort de Kamel Eddine Fekhar signifie pour l'Algérie, celle d'hier et celle d'aujourd'hui ? La mort de Kamel Eddine Fekhar, opposant à un régime méphistophélique, est le signe de l'inefficience des mots et de l'intelligence à vaincre la bêtise dotée du pouvoir démesuré – qu'aucun être humain ne doit s'octroyer ; qu'aucun être humain ne doit octroyer à un autre être humain – de décider de la vie des simples gens, de nier la vie des innocents et leur pensée, de priver femmes et hommes de leur liberté d'être, de dire, de dénoncer, de circuler… La mort de Kamel Eddine Fekhar dit l'inefficience du courage, au XXIe siècle, à faire naître des solidarités sincères, intelligentes, durables, pérennes, nationales. Kamel Eddine Fekkhar est mort au bout d'une longue grève de la faim, et si l'émotion qui a suivi sa disparition l'avait précédée, peut-être que… Mais la phrase meurt dans ce que son irréalisable possible a d'informulable. La mort de Kamel Eddine Fekhar dit la profondeur de l'aliénation à laquelle soixante ans de discours haineux, racistes, berbérophobes – triste néologisme ! –, destructeurs – quelle ironie ! – au nom de la nécessité de protéger «la Nation» – et par qui ? de qui, de quoi, je vous prie ? –, nous ont habitués. Car la construction de l'Algérie, avant et après l'indépendance, n'a jamais été envisagée que sous l'angle des rapts et des assassinats, sous l'angle des coups d'Etat, de la méfiance et des haines transmises en un héritage faiseur de veuves et d'orphelins. En vérité, nous n'avons que trop l'habitude de voir des hommes de pouvoir menacer, arrêter, tuer des innocents, nos semblables. Nous n'en réagissons plus. Et quand nous le faisons, c'est après avoir vérifié l'identité, le statut, la langue, la culture, les croyances, l'idéologie, le sexe, l'appartenance sexuelle, la couleur de la peau de la victime du système. Et selon des critères propres à chacune et à chacun, nous décidons alors de l'opportunité d'apporter notre soutien et notre compassion à ladite victime de l'arbitraire qui nous écrase toutes et tous. Selon quels critères déciderons-nous d'apporter notre soutien à d'autres détenus pour délit d'opinion dont la liste est fort probablement plus longue que nous pouvons le penser. Parmi eux, Ahmed Baba Nedjar, Hadj Gharmoul, Louisa Hanoune, Aoun Hadj-Brahim, accusés d'atteinte à la sûreté de l'Etat ou pour complot contre l'Etat, arguments-massues des Etats qui se savent faibles et fragiles à cause de l'illégitimité de leurs dirigeants chez qui l'irréfragable raison d'Etat doit systématiquement écraser la raison individuelle subversive. Mais la mort de Kamel Eddine Fekhar rappelle aussi qu'un régime autoritaire, dictatorial, habitué au langage des armes et de la mort, n'ayant que la violence comme solution à tout ce qui le contrarie, le contredit, le déstabilise…, redoute le pacifisme plus qu'il ne peut redouter une armée ennemie qui emploierait les mêmes armes – bêtes, méchantes, maléfiques, déshumanisantes – que lui. Dans la tête des décideurs – quel que soit leur rang dans la hiérarchie des dominateurs imbus de leur personne et satisfaits de leur toute puissance – qui se soutiennent dans leur projet de négation de la citoyenneté et de la vie de celles et ceux qu'ils veulent soumettre au bon vouloir de leurs appétits aussi démesurés que démoniaques, l'espoir de voir la justice triompher pacifiquement tonne plus qu'un boulet de canon sur un champ de bataille. De fait, l'espoir d'un peuple qui s'éveille tonne plus qu'un boulet de canon sur un champ de bataille. Et c'est pour cela que les enfants de Kamel Eddine Fekhar vaincront, un jour ou l'autre, la folie – trop prétentieuse et trop sûre d'elle – qui a tué leur père.