Un an après la révolution tunisienne, Anas Ghrab, directeur du Centre des musiques arabes et méditerranéennes de Tunis, explique le choix de son pays de valoriser le patrimoine musical traditionnel du monde arabe. -Depuis la révolution tunisienne, vous êtes à la tête du Centre des Musiques Arabes et Méditerranéennes. Racontez-nous votre ascension… Suite à la révolte tunisienne, on m'a appelé du ministère de laCulture me demandant mon CV. Je pense qu'ensuite, ma nomination est due au fait que mes recherches s'intéressent à l'évolution de la théorie musicale d'après les textes arabes sur la musique et leur relation avec les théories grecques et latines. Ce qui me place bien dans un contexte arabo-méditerranéen. De plus, une partie de mes recherches s'intéresse de près au patrimoine musical oral ou écrit en Tunisie, à sa préservation et à son étude. -Le CMAM a une double vocation : d'abord muséale, vu l'importante collection d'instruments de musique. Puis pédagogique, de par les rencontres internationales. L'activité muséale du CMAM réside dans la collecte d'instruments de musique réunis par le Baron (D'Erlanger, propriétaire du palais Ennejma Ezzahra où se trouve le Cmam, ndlr) mais aussi, des instruments que s'est procuré le Centre. Le CMAM abrite aussi la phonothèque nationale des enregistrements musicaux. Notre activité artistique intense et scientifique nous permet de mieux connaître les traditions musicales en Tunisie, dans le monde arabe et dans le bassin méditerranéen. -La Baron, qui était artiste peintre, aurait pu valoriser les œuvres orientalistes. Pourquoi a-t-il choisi la musique? En observant les archives du Baron, premier locataire du Palais, on remarque que vers la fin de sa construction, toute son attention sera focalisée sur l'étude de l'histoire de la musique. Son projet de départ semble être la rédaction d'une histoire générale de la musique orientale, des peuples anciens jusqu'à la musique dans le monde musulman. Petit à petit, on remarque que sa quête d'histoire s'est focalisée sur le monde arabo-musulman et il a été poussé à approfondir les recherches sur cette question. Il a commandé des ouvrages et a entamé l'élaboration de son œuvre La Musique Arabe, en faisant traduire les importants textes d'al-Fârâbî, d'Ibn Sînâ et d'al-Urmawî pour arriver dans les derniers volumes à l'état de la musique dans le monde arabe à son époque. C'est pour cela qu'il a été le pilier de l'organisation du premier Congrès de Musique Arabe au Caire en 1932, événement auquel la maladie l'a empêché d'y assister. Il décédera quelques mois plus tard. -En parlant d'activité artistique. Le CMAM organise chaque année, à l'automne, le Festival Mûsîqât. Quelle est sa particularité? Le festival Mûsîqât fait partie des activités artistiques du CMAM. Le fait qu'il fait découvrir des musiques traditionnelles et néo-traditionnelles très diverses et de qualité ont fait de lui un festival original sur le plan national. Par son rayonnement et son ouverture culturelle, il est devenu l'icône d'Ennejma Ezzahra pour le grand public et c'est cette attraction musicale qui a fait connaître le Palais pour de nombreuses personnes. Ce festival aussi une occasion d'intégrer dans ce paysage mondial, un ensemble musical tunisien ou une tradition musicale tunisienne qu'on juge importante à valoriser, comme la Issawiyya de Sidi Bou Saïd pour cette dernière édition. C'est sous ces différentes facettes que Mûsîqât s'inscrit dans la continuité des projets du Palais, ou plutôt du CMAM. Cependant, on doit être prudent pour que cette manifestation ne nous prenne pas toute notre énergie, car ce n'est pas la seule activité du CMAM, même si elle reste la plus connue du grand public. -Sur quelle base les artistes sont sélectionnés ? Le point de départ de notre démarche est la recherche de traditions musicales qu'on ne connaît pas, ou d'ensembles néo-traditionnels de qualité qui n'ont jamais été produits au CMAM, en essayant d'avoir une bonne représentation de différentes cultures et de différents pays. Ensuite, c'est un équilibre entre les moyens que nous avons et ce qu'on peut programmer. C'était le cas lors de la dernière édition en octobre dernier. -En tant que musicologue que pensez-vous de l'appellation «musique du monde» ? L'expression «musiques du monde» est réductrice bien sûr. Elle trouve son origine dans les pratiques commerciales, c'est une manière de distinguer la musique classique -tradition musicale européenne savante-, la chanson et la musique de variété occidentale, et le reste, l'inclassable, c'est à dire, les autres musiques traditionnelles du monde, de tradition orale. Mais en réalité, cette expression n'a plus beaucoup de sens aujourd'hui, avec l'évolution des concepts, des pratiques et surtout avec la mondialisation. On peut considérer la musique occidentale classique comme une tradition musicale parmi d'autres. Les musiques de variétés sont devenues très marquées par le courant «world music». Ce qu'on appelle «musiques traditionnelles» sont devenues très souvent des musiques néo-traditionnelles, et dans beaucoup de cas, proches de la «world music». Cependant, ce qui me semble important à souligner c'est que la différence entre toutes ces musiques et les musiques traditionnelles pures, c'est l'esthétique musicale et le rôle de la musique dans la société. Nous avons d'un côté une esthétique moderne, basée sur un son musical moderne écouté à travers des haut-parleurs et une musique pensée pour le concert, et d'une autre côté les musiques purement traditionnelles, en train de disparaître, où l'esthétique traditionnelle prime et où la musique ne se produit que dans un cadre social. -La révolution tunisienne a certainement influencé la culture en général, et la musique en particulier. Qu'en pensez vous? La musique en Tunisie, comme toute autre activité culturelle, ne peut s'épanouir qu'avec une liberté totale d'expression. Les exemples de l'histoire qui montrent que les révolutions politiques et sociales s'accompagnent de révolutions culturelles ne manquent pas. Cela nous laisse globalement optimiste concernant l'avenir culturel et musical en Tunisie. Cependant, nous pensons que la liberté de l'expression musicale n'est acquise que si la politique lui donne cette liberté. Cela n'est pas chose acquise : il faut voir quelle attitude les futures politiques culturelles du pays auront face à l'indépendance de la culture.
Plus sur le net : En savoir plus sur le palais Ennedjma Ezzahra www.elwatan.com/weekend/magazine/decouvrir/tunisie-l-etoile-resplendissante-de-rodolphe-l-anglais-11-11-2011-146804_195.php