Son absence n'a duré que trois ans, juste le temps d'écrire un nouveau livre avec un léger retard par rapport à sa boulimie habituelle de création. Comme si la date fatale du 2 mai 2003, date de sa disparition, n'a été qu'un jeu, une information erronée, puisque Dib est toujours là, présence incommensurable et totale. Comme à son habitude, ou presque, il nous donne rendez-vous, fait sa rencontre habituelle avec ses lecteurs très attentifs à ses vibrations, par livres des interposés. Il leur parle intimement et d'une manière ample et étoffée, traversée par tous les ingrédients de son écriture : enfance, amour, exil, perte de sens et les interrogations qui se bousculent sans fin, avec un sérieux et une finesse qui ne démentent jamais. Chaleureux et toujours consistant, une touche très appréciée du renouveau et d'ambiguïté, Dib nous fait vibrer dans sa dernière création Laëzza (Editions Albin Michel, mars 2006) sur un rythme de vie inhabituel, une partition en quatre mouvements : Laëzza, El Condor pasa, Autoportrait, Rencontres. Une questions nous bouleverse : « Mais qui est cette Laëzza dont la connotation arabe et orientale renvoie à la fierté (el 'Izza) » ? On tourne le mot, on cherche la racine arabe, latine ou autres ; des fois et après tant d'efforts, la réponse nous vient cinglante de l'écrivain lui-même, nous disant que ça n'a rien à voir avec le latin, le français ou même l'arabe, cela vient du parler finnois qui veut dire telle ou telle chose, ou tout simplement, c'est une composition qui vient du latin, l'exemple d'Omeros est frappant et qui veut dire Omn : tout, Eros : amour, ce qui rappelle une belle chanson d'Oum Kaltoum El Hobbi Koullou (tout l'amour). Dans ce sens, l'écriture de Mohammed Dib nous met face à toutes les dérives et les questionnements ; la littérature n'est-elle pas aussi dérive constante de sens et interrogations infinies ? Les paratextes de Dib ne sont jamais faciles. La réflexion s'impose dès l'ouverture du texte. Il nous invite à trouver les secrets de son jeu littéraire. Je le vois d'ailleurs s'esclaffer de rire de nos petits jeux interminables alors que les réponses sont juste là, en nous, mais qu'on arrive jamais à voir, à force d'aller trop loin, d'alerter nos instincts de bien faire. Le simple est facile, mais difficile à voir ou de reproduire parce qu'il n'est pas l'équivalent de l'ordinaire. Le livre de Laëzza, cet oiseau du paradis indomptable, s'ouvre sur une traduction libre de quatre strophes de Danté, l'enfer, chant premier qui nous mettent au diapason d'une vie qui s'en va et d'une mort inévitable dont seule l'écriture lui donne l'éternelle continuité. Ah combien est chose pénible de décrire Cette forêt sauvage et âpre et dure D'y penser, la peur de nouveau est en moi ! Si amère qu'à peine la mort l'est un peu plus ! Mais pour traiter du bien que j'y rencontrai Je dirai comment j'y découvris d'autres choses. Je peux dire sans grand risque de me tremper que Laëzza est son texte des proximités, celles de l'amour presque impossible de Laëzza, nymphette indomptable dont la liberté du corps fait le malheur de Bob plus que son bonheur. Qui écrit l'histoire de qui, l'écrivain ou la nymphette qui lui a inventé son nom, son identité ? Un corps scintillant de piercings de toute part, une bouche pleine à craquer d'enfance de mots qui ne répondent qu'à leur propres sens (pour la première fois Dib se laisse traverser par un argot de jeunes du style : mec, gonzesse...), il y a aussi la vie et la mort dans un mouvement unifié dans lequel Marhoum écrasé par le temps et une Sohane qui n'est devenue qu'une blancheur invisible et un amour qui se dit dans le silence et fini dans l'abîme d'un hôpital psychiatrique. « Il l'aime, il tient à le lui dire, il va le faire sur-le-champs. Puis il comprend. Les mots seront de trop, inutiles. Qu'on on aime, est-il indispensable de le proclamer sur les toits ? Et les mots filent, le quittent. C'est ainsi. Obligé qu'il en soit ainsi. Marhoum s'y résigne » (Laëzza, pp : 91). Puis cet exil indicible et cet écrivain dans Autoportrait, qui se raconte et transforme la vie en mots et en maximes qui disent ses grandes interrogations, évoquent ses écrivains de Tolstoï en passant par Faulkner et Marcel Proust, mais qui disent aussi l'Algérie dans sa douleur et ses rêves. Les rencontres ne sont qu'un retour vers un passé révolu, mais qui a bâti l'âme de son écriture mais aussi son intimité la plus forte. Laëzza est aussi le texte d'une autre proximité et d'une ultime frontière, celle qui sépare la vie et la mort. Dib l'a terminé deux jours avant sa mort, il le présentait ainsi à Claire Delannoy : « Vous allez être surprise par mon héroïne, un top modèle qui porte des piercings et qui drague les hommes » (Laëzza, postface, p : 197), c'est aussi un texte à la limite du genre, puisque Laëzza est fragmenté en trois parties Laëzza, cette infante mystérieuse aux sonorités d'ange oriental, une femme jeune, l'exemple même d'une séduction qui ressemble à celle de Faïna dans Sommeil d'Eve. El Condor pasa, Autoportrait on revisite la maturité de l'écrivain et de l'homme face à la vie et enfin Rencontres qui sont du nombre de quatre dans lesquelles Dib fait des arrêts sur image pour parler des personnes qui ont marqué sa vie, des gens simples, des musiciens, des médecins qui l'ont installé dans un monde qui mérite d'être vécu ; là aussi, on est à la limite de l'autobiographie inachevée. C'est quoi donc Laëzza ? Un roman, un recueil de nouvelles, une autobiographie que la mort a interrompue, un essai sur la vie ? Aucun et tout en même temps. Laëzza est avant toute autre chose, le roman d'une vie fragmentée, qui en glissant vers le néant, ne daigne jamais prendre notre avis en considération, elle nous renvoie la liberté de faire et d'agir en plein figure, glisse entre les mailles de notre mémoire et nos doigts tremblant, dans un silence absolu et sans que personne ne se rend compte de la disparition. Le genre littéraire lui-même plie devant les vieux caprices de la vie et la mort dont seul l'amour élève au rang de la tragédie.