A moins d'un mois de l'Indépendance, une tragédie… Jean-Noël Pancrazi est un écrivain confirmé, né en Algérie de parents corses et catalans. Il a vécu une partie de son enfance à Batna, capitale des Aurès. Cinquante ans après le départ de sa famille en France, il racle le fond de ses souvenirs pour nous livrer le récit d'un fait qu'il a presque refoulé. «La Montagne», qu'il vient de publier chez Gallimard, raconte cet événement avec la concision du regard d'un témoin fiable. Tout commence donc pour lui, un jour du mois de juin 1962, dans la minoterie où travaille son père. Le frère du chauffeur habituel de la camionnette lui propose, à lui et à ses petits camarades, d'aller faire un tour à la montagne. Les périls de la guerre semblent s'éloigner, et l'auteur note dans son incipit : «C'était un après-midi calme de juin, on se serait cru en temps de paix, les attentats avaient cessé depuis quelque temps, on ne parlait que d'"incidents" ici ou là, on se méfiait moins, on repartait se promener hors de la ville.» Ce climat de sérénité, retrouvé avec le cessez-le-feu, redonnait à tout le monde confiance dans un avenir pacifique. C'est avec cet état d'esprit que tous ses petits amis acceptent de monter dans le véhicule. Mais, lui ne leur emboite pas le pas. Ayant présent à l'esprit l'ancien interdit de s'aventurer hors de la ville, il refuse net de se joindre à eux. Comme sur un quai de gare, annonciateur des voyages sans retour, il les voit s'éloigner dans un joyeux brouhaha, contents qu'ils étaient d'aller jouer dans les ravins mystérieux et surtout côtoyer les scarabées. Quelques heures après, une terrible nouvelle s'empare de la ville : les enfants ont tous été retrouvés égorgés sur la route. La consternation et la peur gagnent la ville, à l'annonce de cette triste nouvelle. Les corps des enfants sont exposés dans leur école pour leur rendre un dernier hommage. Jean-Noël Pancrazi restitue cette atmosphère de peur et de suspicion avec beaucoup de tact. Les spéculations vont bon train, mais personne, police et militaires compris, n'arrive à mettre un nom sur l'identité des assassins. Tout au long du récit, l'auteur s'interroge sur le sens d'un tel crime, qui a été commis dans la confusion la plus totale. Les assassins ou l'assassin n'ont jamais été identifiés. La petite Michelle, amie d'un des disparus, s'implique dans l'enquête et n'arrête pas d'alimenter les policiers en noms de supposés suspects que ces derniers passent sur le grill. Ainsi les arrestations se multiplient et les brimades reprennent de plus belle, comme au bon vieux temps de la guerre acharnée menée contre les Algériens. Jean- Noël Pancrazi décrit la brutalité des méthodes militaires en ces termes : «Obligés sous la douleur (et les soldats, derrière, semblaient s'amuser de leurs pirouettes malades) de bondir, de sauter de quelques centimètres, mais sans perdre la face, comme s'ils enjambaient un ruisseau qui apparaîtrait dans la terre pourtant brûlée, interdits de parler, de se regarder, ne sachant pas combien ils avaient été raflés dans les douars, les rues […] Formant des files de plus en plus longues, de plus en plus serrées […] Sans qu'on leur tendît la moindre gamelle, leur donnât un peu d'eau.» Cette répression, qui s'abat sur les Algériens, révèle que l'état d'esprit colonial n'a pas beaucoup évolué malgré la signature des Accords d'Evian. L'Algérien reste le suspect idéal. L'auteur, qui retrouve ses yeux d'enfants devant les cadavres alignés de ses petits copains, convoque les souvenirs d'excursions partagés dans les oasis sahariennes. En les voyant allongés dans leur cercueil, comme emmitouflés sous des couvertures, il avait l'impression d'aller les rejoindre dans leur sommeil, pour se mettre à l'abri du froid glacial des oasis. Une sorte de culpabilité lancinante s'empare de lui et lui taraude l'esprit parce qu'il a refusé de les accompagner dans leur ultime balade. Ce sentiment de culpabilité va s'accentuer quand le père de son petit camarade, Serge, cafetier de son état, lui offre la petite bicyclette de ce dernier, qui était stationnée tout près du café. Cet engin rêvé, et tant chéri, lui appartenait maintenant, mais en empoignant le guidon, il n'en tire aucun plaisir. Comme s'il avait usurpé l'objet et l'identité de son petit camarde disparu. Le tour qu'il venait de faire dans le quartier, le renforçait dans sa conviction de ne plus toucher à la bicyclette, car comme il le dit si bien : «Il me semblait qu'il y avait encore la forme des mains de Serge sur le guidon.» Puis, vint le départ de 1962, et le retour en métropole, sans le père, qui a préféré rester en Algérie. Dans sa valise, l'auteur n'avait emporté qu'une photo de classe où il y avait aussi ses camarades disparus. Mais la mémoire joue toujours de mauvais tours à l'être humain en effaçant les noms et les visages. Il fait la confession de ne pas pouvoir reconnaître tous ses camarades, comme on le lui demandait dans une émission de télévision récente. Jean-Noël Pancrazi nous livre avec «La Montagne» un récit poignant et très pudique. C'est une prose qui porte un regard plein de recul sur des événements tragiques. Les imposants monts des Aurès, par leur présence forte et majestueuse, tout au long du récit et le dialogue qu'ils entretiennent avec l'auteur, sont beaucoup plus qu'un lieu mais un symbole, un personnage puissant qui habite l'âme humaniste du narrateur. Jean-Noël Pancrazi, «La Montagne», récit. Ed. Gallimard, Paris, 2012.