«On ne fait pas de la politique avec de la morale ; mais on n'en fait pas davantage sans.» André Malraux Omar est né le 17 février 1927 à Rouina (Orléansville). Il a fait l'école communale du village avant de décrocher son CEP. Il faudra peut-être faire un détour par la vie du père pour comprendre le fils. «Mon père Abdelkader était administrateur. C'était un père aimant, attentionné, proche de ses enfants. Il nous a inculqué les bonnes valeurs. Malheureusement, il est décédé précocement en 1941.» Omar a eu un parcours impressionnant. Membre du PPA-MTLD à 16 ans et de l'Organisation spéciale (OS), commissaire politique pendant la guerre et membre du bureau politique au premier congrès du FLN en 1964. Le regard noble comme celui d'un oiseau avec parfois une brusque fixité, c'est un homme taiseux, discret jusqu'à l'effacement qui ne se livre que rarement. Pourtant, il a beaucoup à dire si l'on en juge par son itinéraire. Tout au long de notre entrevue, l'homme répète «qu'il a seulement fait son devoir sans avoir jamais voulu être catalogué ni avoir d'étiquette». Cela nous rappelle un propos de Cocteau : «Les premières places ne m'intéressent pas spécialement. Ce que j'aime, ce sont les places à part». A ce titre, Omar est un homme à part. Engagement précoce Son éveil à la conscience politique remonte à l'année 1945, à l'époque de l'implantation du PPA dans la région, et où l'influence de la famille nationaliste de Boumediene était grande. Ici, note Omar, il y a trois cimetières où reposent les combattants de l'émir Abdelkader. Le symbole est clair. «J'ai commencé par activer dans la clandestinité ; je lisais beaucoup. L'organisation m'a mis à l'épreuve en 1946 en me donnant une responsabilité. Mais quelques semaines après, j'ai été arrêté à Theniet El Had et incarcéré durant six mois à la prison d'Orléansville pour outrage à magistrat. Au moment de mon arrestation, je portais sur moi une grenade qui servait à la formation des éléments de l'OS dont j'étais membre. A ma sortie, le parti m'a donné le grade de chef du Sersou. En 1950, l'Organisation a été démantelée. Je suis de nouveau arrêté. J'ai écopé de quatre années de prison.» Orléanville, secouée par le séisme de 1954, est ainsi décrite dans un prospectus datant de la même époque : «Des plantations publiques groupées dans l'intérieur de la ville et sur les glacis, plusieurs jardins, le magnifique bois de pins et de caroubiers, on peut voir la forêt de plus de 100 hectares qui a été créée au sud-ouest de la ville, des fontaines bien alimentées, l'aménagement des eaux du Tsighaout et l'ancienne pépinière civile donnent aujourd'hui un air de verdure et de fraîcheur qui contraste heureusement avec l'aridité des environs (…). Orléansville est assise dans une très bellesituation ; des remparts nord, on découvre un magnifique panorama. A ses pieds, le fleuve roule majestueusement ses eaux entre deux coupures profondes ; devant soi, sur la berge opposée, on aperçoit le village de La Ferme entouré d'arbres ; plus bas, les jardins touffus de l'hippodrome, et à sa gauche, le beau pont métallique de 110 mètres de longueur, que traverse la route de Ténès. On voit encore au deuxième plan, en face de soi, les montagnes rouges, suite de collines pittoresques en partie couvertes de pins. Enfin, le regard s'étend sur cette vaste et fertile plaine du Chélif, où l'horizon limpide est borné par les montagnes du Medjadja et du Dahra (…)». L'itinéraire de Omar va bientôt croiser ceux qui ont lutté pour les mêmes idéaux, nourris des mêmes convictions. «Après le procès de l'OS, Ben Bella et Mahsas qui se trouvaient dans la même prison de Blida que moi avaient décidé de s'évader. Je suis resté avec M'hamed Yousfi avec la responsabilité collective en ce qui concerne les détenus. Mais cela n'a pas duré longtemps puisque l'administration m'a envoyé à Alger et de là en France, précisément dans les prisons des Beaumettes et d'Aix en Provence.» Omar a été libéré à la veille du déclenchement de la lutte en Novembre 1954. «Je me souviens que c'était quelques semaines seulement avant cette fatidique date, traumatisés que nous étions par le séisme d'Orléansville en septembre et la crise douloureuse du Parti qui a abouti à la division. J'avais contacté Moulay Merbah qui m'a confirmé l'état de confusion (khalouta). J'habitais Blida. Boudiaf et Ben M'hidi, qui étaient avec moi dans l'état-major de l'OS, activaient dans la clandestinité. Je n'avais aucun contact avec les “frères”. J'ai été arrêté le 1er novembre 1954 et emprisonné durant six mois à Barberousse. Dès ma sortie, j'ai rejoint Orléansville en 1955, où je suis monté au maquis où se trouvaient déjà Bounaâma, Abdelkader Bechaouche, Hadj Aboura, anciens de l'OS.» 3 frères chouhada Au maquis, Omar apprit avec douleur la mort de ses deux frères cadets, Djillali et Slimane, tués par la soldatesque française et dont les corps mutilés étaient exposés sur la place publique de Rouina. «C'était un spectacle intenable pour ma mère et ma famille. Par ce procédé ignoble, l'ennemi voulait terroriser les populations en insinuant que ceux qui se rebelleront contre lui subiront le même sort. Par la suite, mon autre frère Abdallah, l'aîné, connaîtra la même fin. Mes trois frères sont morts pour la patrie, mais cela ne m'empêchait pas de poursuivre mon combat. Au contraire, ma conviction et ma détermination décuplèrent. Mais on devait affronter une deuxième force : les supplétifs du Bachagha Boualem et le félon Belhadj Djillali qui a témoigné contre nous à Blida et qui a constitué des bandes ayant participé à des exactions et à des tueries. Il faisait tout pour combattre l'ALN.» Mais qui est donc ce bachagha ? Saïd Boualem naquit le 6 octobre 1906 à Souk Ahras où se trouvait son père engagé volontaire au 1er RTA (Régiment de tirailleurs algériens). A 13 ans, il fut placé à l'école, la dure école des enfants de troupes de Saint-Hippolyte-du-Fort et à Montreuil-sur-Mer. En 1924, il s'engageait à Blida au 1er RTA. Il resta 20 ans dans l'armée française. En 1946, il est nommé caïd et, après avoir affirmé ses qualités de chef de guerre, il prouve ses qualités de gestionnaire et d'administrateur. Le 1er novembre 1954, on le trouve à la tête du douar des Ben Boudouanes. Dès le début des événements, sa prise de position nette et sans équivoque galvanisait ses administrés et levait spontanément les harkas. Il est élu député d'Orléansville en 1958. Le 28 janvier 1958, tombait dans une embuscade Abdelkader, le deuxième fils du bachagha. «Un fils, dix-sept parents très proches, quinze parents éloignés, plus de trois cents morts dans mon douar», voilà avec quoi Saïd Boualam a payé le droit de s'installer parmi les moustiques de la plaine de la Crau, en France après la guerre.» Le bachagha ramena avec lui 30 000 fidèles français musulmans au lieu des 3000 prévus par le gouvernement français. Du jour du rapatriement jusqu'à l'ultime seconde de sa vie, il s'employa à les protéger. «Comme j'ai mal, peuple de France», écrivait-il dans son livre Mon pays la France. Ce mal est venu à bout de lui le 6 février 1982 ; il mourut usé par le chagrin. A l'instar de Belounis, un autre renégat, Bachagha Boualem fut un véritable cancer difficile à circonscrire Omar brosse le tableau de ces années cruciales où foisonnent des histoires intimes et exemplaires de l'engagement, du courage, de l'intégrité intellectuelle et de la fidélité à soi-même. Omar est aux frontières, où commissaire politique, il eut l'insigne honneur d'annoncer aux troupes de l'ALN stationnées à Ghardimaou la décision du cessez-le-feu, le 19 mars 1962. A l'indépendance, il est élu membre du bureau politique du FLN au premier congrès de 1964. Il choisit d'opter pour la politique en se faisant élire à l'Assemblée nationale. La rupture Le coup d'Etat de 1965 est vécu comme «une déchirure». «Je pensais naïvement qu'il n'y aurait pas de coup d'Etat. Aussi, j'ai préféré réintégrer la vie civile en préparant une licence en droit en refusant toutes les propositions alléchantes qui m'ont été faites. Je me suis installé en tant qu'avocat à Alger puis à Chlef.» Dans son ouvrage Pour l'Algérie paru en 1964, Claude Estier, journaliste qui a suivi avec le plus d'attention, depuis les origines, la question algérienne pour Libération et France Observateur, a voulu avant tout, ainsi qu'il le précise lui-même, «sans chercher à faire œuvre d'historien» mais de journaliste, porter témoignage sur quelques aspects de la vie actuelle de l'Algérie en 1963, dont il dresse des portraits de ses dirigeants, dont Omar Benmahdjoub. Voici son témoignage : «Je l'avais connu à Oujda au printemps 1962, pendant la période transitoire après les accords d'Evian. Il était alors le commandant Omar et, dans un petit bureau donnant sur une cour carrée où s'entraînaient des djounoud, il m'expliquait le rôle de l'ALN des frontières, en compagnie d'un de ses adjoints, Noureddine Djoudi, aujourd'hui chargé d'affaires au Tanganyika.J'ai retrouvé Omar Benmahdjoub, plus tard, dans les couloirs de l'Assemblée nationale. Devenu député et l'un des responsables du parti au Bureau politique, il fut, en août dernier, l'un des cinq co-signataires du projet de Constitution et, dans le débat, le premier orateur qui intervint pour la défendre. Le lendemain, je l'ai vu perdre son calme parce qu'un député avait mis en cause la représentativité de la conférence des cadres. Pourtant, lorsqu'on l'interrogeait à cette époque, en tête-à-tête, dans son bureau de la place Emir Abdelkader, ses yeux se plissaient derrière ses lunettes fumées : il était bien placé pour savoir que la reconversion du FLN ne se faisait pas aisément. Devenu en novembre l'un des huit secrétaires de la Commission chargée de préparer le Congrès, il est l'un de ceux sur qui repose le fonctionnement du parti.» Quand on lui demande quel regard rétrospectif il pose sur son parcours, il sourit, passe sa main dans sa barbe peu fournie et explique qu'il a fait un choix et pris des risques en les assumant jusqu'au bout. Il a choisi de ne pas évoquer certains épisodes dont notamment la situation politique actuelle et l'Algérie de 2014. Cela réduit considérablement notre soif de connaître et induit une forte frustration, mais c'est son choix et on n'y peut rien. «C'est ma nature, ce que j'ai fait c'est pour le pays. Je ne me mets jamais en avant. J'agis en accord parfait avec ma conscience…».