Comme cela arrive souvent avec nos grands auteurs, Tahar Djaout est plus souvent évoqué pour sa vie (parcours, engagements, assassinat) que pour son œuvre. L'activité d'écrivain était pourtant sa vocation première et ses livres en sont les meilleures preuves. En relisant ses romans, réédités chez Quipos dans un coffret intitulé «J'aurais eu 60 ans», on se rend compte de la profondeur de sa quête littéraire. Certes, sa production romanesque n'est pas pléthorique : cinq romans en tout. Du roman-poème «L'Exproprié» (Sned, 1981, non retenu dans le coffret) au roman inachevé «Le dernier été de la raison» (Seuil, 1999, publié à titre posthume), on retrouve le parcours d'un écrivain qui avait encore beaucoup à offrir à la littérature algérienne, n'était sa tragique interruption. «L'Exproprié» est un récit allégorique où la quête de liberté et les revendications identitaires sont abordées à travers la course hallucinée d'un train infernal. «Les Chercheurs d'os» (Seuil, 1984) poursuit cette recherche de vérité mais, cette fois, au niveau historique. Ce roman de formation met en scène un garçon parti à la recherche des ossements de son grand frère moudjahid. L'écriture est chargée de cette cinglante ironie qui caractérise le style de Djaout. «L'invention du désert» (Seuil, 1987) démonte le discours historique à travers une virtuose mise en abyme. Partant d'un projet de livre sur les Almoravides, le narrateur se retrouve à fouiller dans ses tourments intérieurs débouchant sur la seule vérité historique qui tienne : sa propre enfance. La lutte entre une vision sclérosée tournée vers le passé et une approche dynamique de la vie conjuguant tradition et modernité, se cristallise petit à petit dans l'œuvre à travers ce que Djaout nommera «La famille qui avance et la famille qui recule». «Les Vigiles» en est la limpide expression. Dans ce roman aux accents kafkaïens, paru en 1991 chez le Seuil et Bouchène, un jeune inventeur est en butte à une levée de boucliers face à ses démarches pour déposer un brevet de métier à tisser amélioré. Rédigé dans un style à la sobriété extrême, le récit, apparemment réaliste et hautement symbolique, évite tout discours manichéiste (et plus généralement tout discours politique) pour explorer la vérité humaine d'hommes pris, côté bourreaux ou côté victimes, dans un système enrayé où la sophistication administrative masque la férocité de la répression contre toute innovation. Enfin, «Le dernier été de la raison», écrit en pleine tourmente des années 90', dépeint dans la même veine de réalisme allégorique la montée de l'extrémisme religieux. Là encore, le récit n'est pas réductible à un témoignage ou un discours militant. Comme à chaque fois, l'exigence de vérité humaine et le travail sur le style sauvent l'œuvre de sa conjoncture historique. Exit donc la «littérature de l'urgence». Le roman n'en garde pas moins un solide rapport avec son contexte. C'est ce rapport distancié à la réalité qui fait, entre autres, l'originalité des romans de Djaout et qui augurait du meilleur avenir littéraire. Le coffret intitulé «J'aurais eu 60 ans» a été dévoilé au SILA 2014. Cette réédition algérienne permet de rendre les œuvres disponibles et accessibles à un prix plus ou moins abordable. On peut seulement regretter l'absence de préface qui aurait permis une meilleure mise en perspective de l'œuvre. Cette entreprise éditoriale reste salutaire. Surtout venant d'une jeune édition (Quipos a été fondée en 2012 par Asia Baz) qui a très vite fait ses preuves. Outre une riche collection de livres pour enfants, son catalogue comprend quelques ouvrages de référence, à l'image de la biographie du maestro Sid Ahmed Serri écrite, avec non moins de maestria, par notre confrère Hamid Tahri. Un recueil de ses portraits, publiés dans El Watan, est d'ailleurs en préparation, de même que des ouvrages historiques et littéraires.