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Il faudrait pouvoir critiquer Abane en évitant toute forme d'héroïsation ou de diabolisation Nedjib Sidi Moussa. Docteur en sciences politiques et chercheur associé au Centre européen de sociologie et de sciences politiques (CESSP)
Pensez-vous que les grandes figures de la Révolution algériennes sont instrumentalisées à tout-va ? Dans la plupart des controverses historiques relatives aux révolutions internationales, il est habituel de trouver des individus ou des groupes exprimant une préférence pour telle ou telle figure, en justifiant leur choix par des considérations politiques ou en assumant un héritage familial. On retrouve cela dans le cas français avec ceux qui, de nos jours, se réclament de Babeuf, Danton, Robespierre, Saint-Just, etc. ; dans le cas russe avec Lénine, Staline, Trotsky, Voline, etc. Et dans le cas algérien avec Abane Ramdane, Ferhat Abbas, Krim Belkacem, Messali Hadj, etc. L'engagement de ces figures est instrumentalisé dans des contextes souvent très différents du leur et par des personnes qui, pour l'essentiel, n'ont pas vécu les enjeux de l'époque, les amitiés, les subtilités, empêchant de décrypter les non-dits derrière les grandes déclarations ou les faits d'armes spectaculaires. A la manière de ventriloques, des vivants essaient de faire parler aux morts une langue simplifiée, dépolitisée ou repolitisée selon les circonstances immédiates qui exigeraient de placer une action particulière sous les auspices d'ancêtres éternels, mais fort heureusement muets. Ecrire l'histoire ne peut être qu'une démarche engagée, surtout concernant le passé récent de l'Algérie… Tout à fait. Ecrire sur l'histoire de la Révolution n'est pas anodin en Algérie dans la mesure où cet événement, fondant la légitimité de la majorité des institutions politiques actuelles, est accaparé par des groupes ayant intérêt à produire du consensus, en rappelant si besoin est les lignes rouges à ne pas franchir, mais il est aussi réapproprié par d'autres factions opposées à cette perspective (qui parle souvent le langage de l'Etat) dans lequel leurs revendications particulières sont neutralisées. On assiste alors au développement de contre-discours frappés du sceau de l'illégitimité en raison de la proximité de leurs auteurs avec certains acteurs. Dans cette configuration, où les insultes et les menaces tiennent lieu de débat, à l'image des controverses animant le champ politique national, la place du chercheur est inconfortable, principalement en raison de la faible autonomie du champ scientifique, du climat général du pays, de l'anti-intellectualisme persistant, sans oublier la censure ou l'autocensure. Le chercheur, quand on ne l'empêche pas de consulter des archives publiques ou qu'on ne lui fait pas perdre son temps pour des entretiens impossibles, est invité, dans le pire des cas, à ne pas élaborer de pensée critique ou, aux mieux, à donner son point de vue sur l'actualité. Patriotisme ou acharnement à revenir à des figures historiques qui ne répondent pas aux enjeux actuels... La révolution fournit un stock d'hommes providentiels, plutôt que de femmes providentielles, qui présentent l'avantage d'être disparus pour de bon et de s'être engagés lors d'une séquence historique exceptionnelle, davantage pourvoyeuse de gloire ou d'avantages matériels que la lutte pour la démocratie politique, le syndicalisme autonome, le pluralisme médiatique, l'égalité femme-homme, la liberté de conscience, etc. Selon le sens commun, elle serait même le seul grand événement de l'histoire récente, avec ses grands hommes et ses grandes actions. Comme si rien de valable ne s'était produit depuis l'indépendance. Ce désenchantement a beaucoup à voir avec les désillusions issues des politiques menées par les tenants du pouvoir depuis 1962 au moins. L'incapacité à se projeter dans un avenir national radieux a favorisé à la fois diverses formes d'escapisme ainsi que le repli sur des figures régionales, supposément opposées à la doxa. C'est dans cette configuration que certains personnages historiques sont réinvestis avec ardeur par des groupes ayant des comptes à régler. Cette dynamique n'est fondamentalement pas étrangère à la démarche de Abdelaziz Bouteflika qui, en 1999, à renvoyé dans leur terroir des figures nationales. Finalement, comment disséquer l'histoire sans critiquer ses acteurs ? Sans chercher à produire du consensus ou à suivre un discours populiste, il faudrait pouvoir critiquer Abane Ramdane, comme n'importe quel autre acteur de la Révolution, en évitant rigoureusement toute forme d'héroïsation ou de diabolisation, ce qui semble difficile dans le contexte actuel. Mais il est impossible de prétendre restituer avec finesse les enjeux politiques de l'époque sans interroger le souci de rompre avec l'héritage du PPA-MTLD, la volonté d'éviter une révolution sociale, la prétention à monopoliser la représentation du peuple ou encore la généralisation de la violence urbaine. Ce sont là quelques pistes de réflexion.