Que signifie pour le spécialiste que vous êtes cette série d'attentats kamikazes qui bouleverse le pays depuis le 11 avril dernier ? La première impression que j'ai c'est que cela a été déjà annoncé quand le GSPC s'est allié à Al Qaïda, même s'il n'y a rien d'organique dans cette filiation. Rappelez-vous qu'au moment de la création du GSPC en 1998, celui-ci s'est démarqué du GIA. Le GSPC s'est arrimé au terrorisme international et a recentré ses attaques contre le pouvoir et ses symboles, et non contre le peuple, car les massacres collectifs du GIA ont fait beaucoup de dégâts en matière de soutien populaire. Le deuxième tournant a été le ralliement de beaucoup de groupes terroristes au processus de la réconciliation nationale, ce qui a contraint le GSPC à chercher des soutiens externes ; et pour les avoir il fallait s'inscrire dans la ligne d'Al Qaïda et des autres groupes djihadistes. C'est une manière de « publiciser » leur position, de démontrer qu'ils sont toujours présents, d'internationaliser leur opération, pour ne pas dire que cela ne concerne que l'Algérie. Alors que beaucoup s'interrogeaient sur les auteurs des attentats du 11 avril à Alger : des kamikazes malgré eux, à leur insu, ou des kamikazes déclarés, candidats à la mort, le GSPC dans son communiqué signé Al Qaïda pour le Maghreb qui disait que le choix n'était pas dicté par une insuffisance de moyens logistiques et que la liste des kamikazes va s'allonger. Donc cela a été préalablement annoncé. Lors de ce dernier attentat de Batna, on peut aussi déceler une réaction aux déclarations de Zerhouni (le ministre de l'Intérieur et des Collectivités locales) qui refusait d'ouvrir un peu d'espace politique aux islamistes. Le 11 avril, les terroristes ont frappé le cœur de l'Etat, et là ils frappent la tête. Vous dites que ces attentats peuvent s'expliquer par les dernières déclarations du ministre de l'Intérieur... Non. Une opération de ce type ne se prépare pas en deux jours. Mais il y a une détermination qui coïncide avec un événement et une déclaration politique. De toutes les façons cela aurait éclaté d'une manière ou d'une autre. Cela a éclaté à Batna et il y avait le Président mais là où ils pourront frapper, ils le feront. Quelle signification donnez-vous au choix des cibles ? Les cibles recherchées doivent être symboliques pour dire que nous nous attaquons au pouvoir qu'on juge apostat et mécréant. On est plus sur la ligne politique : on espère rien ici-bas. On ne recherche pas un bénéfice immédiat, mais on est dans un djihad de purification qui s'attaque à un pouvoir inique. Croyez-vous en le discours officiel qui parle de « difficultés » des groupes terroristes, autrement dit ces groupes seraient-ils réellement faibles ? Il y a un peu de vrai dans ce que dit le ministre de l'Intérieur à ce sujet. L'Etat a redoublé de vigilance et a acquis une expérience en matière de lutte antiterroriste. Ils sont de plus en plus enserrés et la vie d'un terroriste est de plus en plus courte, de quelques mois selon l'expérience. En même temps, quand le GSPC parle de Ghazouet Badr, la première bataille du temps du Prophète Mohamed remportée par les musulmans, cela signifie la possibilité qu'un petit groupe de fidèles puisse supplanter une armée de mécréants. Ils sont un peu dans cet esprit. Moins nombreux mais plus déterminés. Faudrait-il, selon vous, s'attendre à d'autres attentats du même type ? Il y aura certainement des tentatives d'attentats. Parce que le GSPC voudrait toujours donner la preuve de son existence. L'attentat de Batna a été surmédiatisé très habilement. Ce n'est peut-être pas tactique mais cela a induit des bénéfices politiques. Pour une fois, le pouvoir n'est plus comme un pouvoir qui réprime un groupe d'opposition démocratique mais on a affaire à un groupe qui s'attaque comme dans le reste du monde à la population civile. Et là, c'est une erreur qui a déjà perdu le GIA. L'attentat serait-il à ce point au bénéfice du régime ? C'est au grand bénéfice du régime. Le Président n'a pas tenu dans son discours suivant l'attentat un discours éradicateur. Au contraire, il a tenu à réaffirmer son attachement à la réconciliation. Réaction tactique, d'après vous ? En tout cas, c'est très politicien. Je crois qu'on a mesuré le poids politique des islamistes : il n'est plus possible de les affronter, comme c'est le cas actuellement au Maroc où il y a des élections, sans composer avec eux ou demander une réconciliation. C'est aussi une manière pour le pouvoir de dire que ces groupes s'attaquent aux populations et que nous sommes là pour tenir le rôle d'arbitre. Selon vous, qu'est-ce qui a fait que le GSPC bascule dans l'attentat kamikaze ? Quels sont les soubassements religieux ou idéologiques ? D'abord, il ne s'agit pas pour eux d'attentat kamikaze. L'origine du mot est japonaise. Les islamistes parlent d'istich'hadiyine (candidats au martyr), très popularisé par les Palestiniens. Il y a eu un grand débat sur l'aspect licite de l'acte du martyr. Al Qaradaoui lui-même, intervenu au lendemain de l'attentat de Batna pour le condamner, avait contribué à rendre licite le statut d'istich'hadi pour les Palestiniens en disant que le kamikaze n'est pas un suicidé dès lors qu'il se sacrifie pour une cause juste. Sa « théorie » a été reprise comme une caution par beaucoup de groupes qui s'attaquaient aux ennemis déclarés de l'Islam. La banalisation qui s'en est suivie a fait que d'autres groupes s'en emparent, y compris parmi ceux qui s'opposent à des régimes arabes jugés ennemis de l'Islam. Pensez-vous que la politique de « la main tendue » du président Bouteflika se trouve être menacée par ces attentats kamikazes ? C'est un cri de désarroi d'abord. C'est un tournant capital car cela menace un ordre établi qui veut se maintenir. Il s'avère que désormais le pouvoir est capable de faire des choses, inaugurer à tour de bras : il a de plus en plus d'adhésions, parce qu'il y a une redistribution de la rente. En somme, c'est une politique qui gagne du terrain, qui ronge le soutien populaire des islamistes. Pour un peu déstabiliser tout ça, ceux-ci passent à un axe incontrôlable par essence.