À l'échelle du temps et à l'aune de l'histoire, la surabondante richesse des petits émirats du Golfe est semblable à ces phénomènes de génération spontanée qui créent des situations inédites. Les Etats-Unis et leurs alliés, surtout les plus vassalisés, de l'Europe occidentale ont perçu les bénéfices à en tirer dès les premiers jaillissements de l'or noir dans ces contrées désertiques jadis promises à la déshérence. D'où leur soutien et leur encouragement aux régimes islamistes dans la région, fussent-ils rétrogrades et générateurs de terrorisme. Mais maintenant que l'Arabie saoudite et ses alliés du CCG (Conseil de coopération du Golfe) se rebiffent contre l'importance démesurée prise par le pouvoir de nuisance de l'un des leurs, il faut croire que les risques d'atteinte à leur sécurité et stabilité ne sont pas une vue de l'esprit. Le trublion, le poil à gratter qui est venu rompre le climat de cohésion assuré dans la région sous la férule du «Grand frère» saoudien, c'est le minuscule Qatar. Un confetti de moins de douze mille kilomètres carrés dans le Golfe arabo-persique ne disposant de débouché terrestre qu'à travers son étroite frontière avec l'Arabie saoudite. Mais il est le troisième producteur mondial de gaz, ce qui explique tout. Seulement voilà, la tournure prise par l'évolution du «printemps» arabe et les remises en cause qu'il était susceptible d'engendrer ont donné des idées de grandeur au petit émirat et la famille régnante s'est mise en tête de jouer d'égal à égal sur le même terrain que la monarchie wahhabite. Crime de lèse-majesté ? Pas seulement. En affichant un soutien ostensible aux Frères musulmans et aux groupes terroristes issus, directement ou indirectement, de la mouvance, le Qatar a pris le risque de réveiller les démons qui sommeillent «d'un œil» dans le glacis saoudien et un peu plus loin. Latente, la crise a éclaté au grand jour, la semaine dernière. Après avoir déclaré terroristes les Frères musulmans, l'Arabie saoudite vient de passer au détail. Elle a rendu publique vendredi la liste des groupes armés classés terroriste et activant en Syrie, Yémen, mais également sur son territoire. En sus des Frères musulmans en Egypte qui avaient porté au pouvoir l'ex-président Mohamed Morsi, figurent dans la liste les groupes armés activant en Syrie Front Nosra et EIIL, Etat islamique en Irak et au Levant. Ces deux groupes reçoivent armes et argent de Doha. On avait oublié son existence, un groupe dénommé Hezbollah est présent dans le Hedjaz, dans la région occidentale du royaume, et il est, lui aussi, mentionné dans le listing. Signe de la volonté des autorités de ne pas relâcher la garde, le ministère saoudien de l'Intérieur a indiqué que la liste serait régulièrement mise à jour pour s'attaquer au terrorisme dans le royaume. Auparavant, les ressortissants saoudiens engagés dans des rébellions armées à l'étranger ont été mis en garde de rentrer sous quinzaine sous peine de graves sanctions judiciaires pouvant aller jusqu'à 20 ans de prison. Le petit émirat qui a donné tant de fil à retordre aux familles régnantes du Golfe sera-t-il pour autant ramené dans le «droit chemin» dicté par Ryad ? Rien n'est moins sûr. Si la crise ouverte par les ambitions démesurées du Qatar est sérieuse, elle n'est pas la première entre les partenaires du CCG. Face à ses voisins, le petit émirat a disposé, jusqu'à présent, de deux armes redoutables, aux effets presque aussi ravageurs que ceux des armes de destruction massive. El Jazeera, une chaîne de télévision qui sert de mégaphone au redéploiement diplomatique et aux rêves de grandeur des cheikhs Al Khalifa père et fils, et un autre cheikh lubrique et inoxydable, Youcef El Qaradhaoui qui, à 87 ans, jette partout de l'huile sur le feu dans les pays arabes et musulmans. On verra s'ils seront mis en sourdine pour ouvrir la voie à l'apaisement. Mais une chose est sûre et certaine, dès à présent : les divergences entre les monarchies du Golfe ne portent pas sur le soutien à l'islamisme en tant que facteur de déstabilisation globale. Seul est décrié et mis à l'index l'islamisme qui risque d'ébranler les fondements du pouvoir absolu des Al-Saoud. Eux seuls ont le droit de décider quels sont les bons et les mauvais islamistes. A. S.