Dans cette autobiographie aussi riche, aussi fournie qu'un roman, Allaoua Daksi raconte un homme qui a eu une existence bien remplie. C'est l'histoire d'une vie, mais surtout d'une aventure humaine faite d'expériences du monde et des hommes. En somme, l'auteur a écrit sa propre histoire parce qu'il a quelque chose de vraiment digne d'intérêt à partager avec les lecteurs. Il y a là de l'inédit, de l'imprévu, des péripéties mouvementées, beaucoup d'informations nouvelles. Le livre est également touchant par son épaisseur humaine faite de sédiments successifs, et par une certaine poésie des mots qui vous réconcilie avec la vie. Car le regard de Allaoua Daksi sur la vie est resté juvénile, et c'est pourquoi il en parle «à cœur ouvert». Son ouvrage raconte l'histoire d'un homme jamais résigné, qui refuse la soumission, le conformisme et l'aliénation. Cet homme avait un rêve, un idéal (l'utopie comme force historique) et il avait une pleine conscience de l'identité (avec les siens et avec l'Autre), toutes choses qui l'ont conduit à des comportements de révolte, mais aussi de solidarité, de complémentarité et de réciprocité vis-à-vis des individus et des peuples rencontrés sur son parcours. Aujourd'hui, à l'heure de la gabegie, des dévoyés et des satrapes, son livre résonne comme un cri d'indignation, de dégoût et de colère contre cet autre monde qu'il rejette, celui d'un régime de prédateurs vivant de l'appropriation de la rente. Le passage suivant (extrait du chapitre «Exil à Tunis», troisième partie du livre) prend alors tout son sens : «Ainsi le passé s'avère présent, on ne peut occulter ses enseignements. Et des conditions similaires produiront les mêmes effets. Ce cheminement de ma pensée me fait redouter le pire pour les années à venir, voir nos enfants vivre le même enfer, mais cette fois-ci nos maîtres sont nos purs produits, et seul le pouvoir les intéresse. Animés par la seule violence et une âme destructurée, ils feront subir aux générations futures une longue nuit, plus horrible que celle vécue par leurs parents durant le colonialisme.» Un déplacement de servitude, en quelque sorte ? Dans un pays qui a besoin d'honneur, qui a surtout besoin de retrouver l'estime de soi, le témoignage de Allaoua Daksi — un parcours de vie qui respire la vigueur, la générosité et la fraîcheur — va donc au-delà du simple devoir de mémoire. C'est un récit autobiographique qui met au premier plan des représentations allégoriques, des figures symboliques, une société en mouvement qui gagnait en vitalité et en désir de vie. Il y avait de l'énergie, de la volonté et du rêve. Comme disait Stendhal, il y avait «cette énergie sublime qui fait faire les choses extraordinaires». Depuis, des décennies ont passé et, chez Allaoua Daksi, la flamme de la bougie reste identique même si la cire est presque totalement usée. Ce n'est qu'en 2013, à soixante-quinze-ans, qu'il décide d'exprimer l'essentiel de ce qui est en lui. Il veut léguer aux générations futures un témoignage riche d'expériences et de connaissances, un livre qui est à la fois une leçon de vie et une leçon de pédagogie. Le déclic s'est opéré à l'occasion d'une date fondatrice qu'on a presque reléguée dans l'antichambre de l'histoire. Voici le cri que l'auteur pousse dans le prologue : «En ce triste 1er novembre 2013, à l'automne de ma vie, ni défilé, ni allégresse populaire, ni une quelconque manifestation qui rend la dignité à ce jour. L'idée de mettre noir sur blanc quelques réflexions sur mon parcours me traversa alors l'esprit. ‘'Depuis le 1er Novembre 1954, je ne végète plus, j'existe, je vis'': j'avais 22 ans et je lançais ces paroles de mon box d'accusé le jour du procès du réseau Jeanson. Aujourd'hui, une année après le cinquantenaire de l'indépendance de notre pays, au moment où la horde débarquée de la caravane de l'Ouest, produit de nos entrailles, s'érige en maîtresse absolue des lieux et détourne à son passage le fleuve Novembre irrigué par le sang de nos valeureux martyrs, je peux déclamer à la face de nos nouveaux conquérants : ‘'Je n'existe plus, je végète alors que je vis dans une Algérie libre que je croyais nôtre.'' Le passé dans toute sa richesse et sa splendeur n'est-il plus qu'un tas de cendre éteint ? Un passé à contre-jour du présent, que l'on force de consentir à être mort ? Non, répond celui qui s'insurge contre le reniement et les nouvelles valeurs ‘'marchandes'' qui sont aux antipodes des siennes. Alors, il a ouvert un cahier pour écrire. Non pas pour devenir écrivain, mais pour éprouver de nouveau la sensation de vivre puissamment sous l'orage. Daksi à cœur ouvert est une belle histoire, très belle même. Car cette histoire vraie est d'abord celle d'un cœur bien né. C'est aussi un récit fait par un être spontané, sincère et débordant de tendresse. En plus remarquable, l'auteur a composé cette autobiographie comme le ferait un professionnel expérimenté, quelqu'un qui a une part de métier dans l'écriture pour user du style brillant et captivant qui caractérise un tel livre. Il y a là un personnage central (en l'occurrence le narrateur qui, avec le «je», humanise avantageusement son texte), d'autres personnages attachants qui donnent de l'épaisseur et illuminent des faits et des évènements réels. Les principales étapes de la vie de l'auteur, ses plus belles histoires et anecdotes, bien identifiées et mises en valeur, reflètent admirablement les tendances de son époque. De plus, l'auteur ne se montre pas toujours sous un éclairage favorable, voulant rester franc et n'hésitant pas pour cela à avouer ses pensées secrètes. Au plan formel, l'ouvrage est structuré en quatre grandes parties : «Le passé et l'enfance prémices du grand jour» ; «Des souterrains de Paris aux prisons et camps de France» ; «L'Algérie indépendante, joies et peines» ; «Annexes». Une liste de sigles, un index des noms propres, une bibliographie et un riche album photos complètent cet ensemble homogène dans sa diversité. Nombreux sont aussi les chapitres rédigés comme de petites histoires dans la grande Histoire (autrement dit des histoires susceptibles de se suffire à elles-mêmes). L'impression de complétude et d'harmonie d'une telle composition est également renforcée par les préfaces respectives de Yahia Guidoum, Abdelaziz Rahabi et Aziz Derouaz, tous trois anciens ministres. Maintenant sûr de tenir entre les mains un ouvrage rigoureux d'où monte un souffle généreux et humain, le lecteur peut enfin partir à la découverte d'une vérité bien supérieure, malgré tout, à toutes les fictions et à toutes les fables. Cette vérité-là, elle est dans la réalisation progressive des principes qui ont guidé l'action d'un homme qui a toujours voulu être libre. Preuve en est, l'auteur ne cherche jamais à se mettre en avant, ni à jouer au héros. C'est l'histoire d'un cœur qui parle au lecteur pour lui montrer la bonne route à choisir... Allaoua Daksi a décidément le sens de l'histoire en plus d'être un excellent conteur. Ainsi le chapitre d'ouverture commence par raconter une saga : celle des Daksi. C'est l'histoire d'une famille, entamée en Andalousie, avant et après la «Reconquista», peut- être plus loin encore. Le talent de l'écrivain, c'est de savoir «se brancher» sur des aspects de légende et même sur son inconscient afin de créer du mystère tout en clarifiant son histoire. «Cirta (...) fut le lieu choisi par mes ancêtres pour y fixer demeure au début du XVIIe siècle, ‘'a contrario'' de leurs coreligionnaires morisques qui optèrent pour Fès et Tunis», précise l'auteur. La quête mémorielle et identitaire fait remonter l‘arbre généalogique aux Bendaks, puis aux Benzaïd et à d'autres noms et origines. La table onomastique est riche et prestigieuse. Par exemple, cela explique pourquoi «l'esprit de guerrier légué par nos aïeux à leur descendance s'exprima amplement lors de la prise de Constantine par les forces coloniales en octobre 1837». Après certains repères historiques et quelques rappels de la résistance à l'occupant, l'auteur présente le portrait de son grand-père, El Hadj Bendaks. Au début du XXe siècle, ce personnage haut en couleur était un riche propriétaire terrien et d'immeubles, négociant prospère. Mais, «à l'instar de toutes les familles constantinoises, il préférait vivre à la Souika dans une très belle villa mauresque qu'on faisait souvent visiter aux touristes». C'est ici, à «Dar Bendaks», dans ce creuset si particulier, qu'est né Allaoua Daksi en 1938. «La famille Bendaks, devenue Daksi pour notre lignée, menait une vie paisible et fort bien aisée», fait remarquer l'auteur. Gros plan sur Mahmoud, le père de Allaoua. Celui-ci était «un rentier très respecté» et «fin philanthrope». De plus, Bibi (c'est son surnom) était mordu du malouf, excellent musicien, virtuose du violon, très pratiquant et il «suivait avec attention la vie politique de la cité» (en effervescence à l'époque). Naturellement, Bibi Mahmoud se tourna «vers le courant indépendantiste dont les premiers pas à Constantine devenaient notables». Les chapitres suivants donnent un éclairage saisissant sur l'engagement des membres d'une famille qui tenait son rang, en faveur du mouvement national puis de la lutte armée. L'auteur avait 9 ans quand son frère Zoubir, «en raison de ses démêlés incessants avec les autorités coloniales, fut arrêté et détenu à la prison du Koudiat». Lui-même s'était engagée précocement «dans les méandres de la vie» en vendant les journaux du PPA-MTLD. Le petit distributeur de journaux avait même participé «à la campagne relative aux élections municipales de 1947». L'enfant éveillé connaissait aussi les joies et les peines de son âge, dans la vie quotidienne. Souvenirs émouvants des moments vécus à la «medersa» (l'école coranique), à l'école publique et dans les ruelles de la Souika. Sans compter la formidable ambiance de la demeure familiale, lieu de rencontres conviviales d'un voisinage multiethnique et multi-confessionnel. Bien sûr, l'école de la vie c'était la rue, les vacances d'été, les séances de cinéma, la rivalité entre supporteurs du CSC et du MOC, certaines rencontres marquantes (celle avec Mohamed Belouizdad par exemple)... Le récit est vivant, coloré, illustré d'anecdotes savoureuses. Après sa réussite à l'examen de sixième, le brillant élève est inscrit au prestigieux lycée d'Aumale de sa ville. L'occasion de raconter d'autres anecdotes croustillantes sur sa vie de potache. «Mes années passées au lycée d'Aumale demeurent inoubliables. Elles débutèrent aux lueurs de la deuxième moitié du siècle passé et se terminèrent aux premières salves de la guerre de Libération», souligne l'auteur. à Constantines, «le jour tant rêvé» (le 1er Novembre 1954) est arrivé dans une ambiance particulière. Allaoua Daksi explique pourquoi la ville des Ponts, au départ, avait raté «le grand rendez-vous avec l'histoire», puis comment elle était sortie de sa torpeur pour s'impliquer dans la guerre. La saga familiale, elle, continué d'écrire des pages de légende. Les frères de Allaoua en particulier : Zoubir est arrêté en avril 1955, Mustapha (l'aîné) et Mohamed Tahar activent en France, Abdeslam le champion cycliste rejoint le maquis au printemps de l'année 1955 (il tombe au champ d'honneur à la fin de l'été 1959 ; une cité de Constantine porte aujourd'hui son nom), à son tour Ahmed prend les armes... Le jeune lycéen n'est pas en reste : «J'achetais au profit de l'Organisation des médicaments, des pataugas. (...) Je transmettais, en outre, les lettres de menaces de la Jabha.» Retour également sur l'assassinat de Allaoua Abbas (pharmacien et neveu de Ferhat Abbas), l'entretien de son frères avec Cheikh Raymond Leyris, l'attaque de la médina musulmane en mai 1956 par des centaines de jeunes, parmi eux de nombreux juifs. Au début de l'année 1958, Allaoua Daksi reçoit son ordre d'appel. Il est envoyé en métropole en avril 1958. Sur place, il passe son temps entre la caserne de Beynes (Yvelines) et à déambuler dans Paris. Il fréquente les quartiers dits «arabes», prend contact avec la Fédération FLN de France après avoir déserté de la caserne. Désormais, il vit dans la clandestinité, sous une nouvelle identité. Allaoua Daksi est mis en relation avec le réseau Jeanson puis, après l'arrestation de Aït El Hocine, son premier responsable au sein de la Fédération, il devient responsable de zone. «J'assurais le suivi de plusieurs départements, avec un nombre de cotisants estimé à une dizaine de milliers et deux cents militants, armés et prêts à agir», précise l'auteur. Allaoua Daksi raconte les conditions très dures de sa vie souterraine (extrême mobilité, changements d'identité, réunions clandestines chez des familles, traque par la police française aidée par le MNA et les FPA...). Moments forts, émouvants, instructifs pour le lecteur avide de détails sur la guerre en «métropole». Arrestation de Youssef Haddad, coordinateur de la structure FLN pour toute la France. Son frère Mohamed Tahar (qui devait remplacer Haddad) est arrêté à son tour, ayant été dénoncé par son propre adjoint ! Grâce à l'infiltration et au noyautage, la police était parvenue à ses fins. «Le 5 ou le 7 février 1960, le jour d'avant ou le jour d'après ma date anniversaire, je goûtais à mes vingt-deux printemps dans les geôles coloniales», confie l'auteur. La vie de clandestin à Paris s'achève, «une vie consacrée entièrement au combat pour l'indépendance». Commence alors la «pièce théâtrale» dite «Le procès du réseau Jeanson», et qui se joue à partir du 5 septembre 1960. Une pièce «en cinq actes, mise en scène par l'histoire et les illusions» et jouée au tribunal militaire du Cherche-Midi (Paris). Allaoua Daksi consacre une cinquantaine de pages au déroulement du procès, aux membres du réseau Jeanson («Ils sont devenus mes proches» ; «Ils ont été laissés sur la route. L'Algérie, l'euphorie de l'indépendance passée, leur a tourné le dos»), au rôle joué par des avocats et des témoins illustres... Condamné le 1er septembre 1961 à 10 ans de prison, l'auteur sera incarcéré à la prison de la Santé et à Fresnes, puis à Téfeshoun (actuellement Khemisti, ouest d'Alger). à l'indépendance, les «joies et peines» — la troisième partie du livre, très importante pour qui veut comprendre comment fonctionne le système, comment l'absurde dicte sa loi et comment les échecs et la bêtise humaine provoquent l'impasse — sont vécues à travers un autre parcours, atypique, mais qui est le prolongement du premier. Alloua Daksi, malgré le désenchantement («Dans les révolutions, disait Napoléon, il n'y a que deux sortes de gens : ceux qui les font et ceux qui en profitent») est resté un pur, un passionné et un poète. Son livre est le miroir d'un homme lucide, et c'est cette clarté qui éclaire l'esprit du lecteur. Hocine Tamou Allaoua Daksi, Daksi à cœur ouvert, Scolie éditions, Alger 2017, 330 pages, 950 DA.