Il est bien établi que la poésie melhoune ne traite pas uniquement des sujets ayant trait à l'amour, à la religion et au panégyrique à l'endroit du prophète Mohamed (QSSL). Un grand nombre de bardes algériens avaient, dans leurs corpus poétiques, abordé des sujets liés à des hauts faits d'armes pour marquer l'histoire avec des indications telles qu'ils les ont vécues eux-mêmes. Si les férus de cette poésie connaissent parfaitement les odes de Sidi Lakhdar Benkhelouf sur la bataille de Mazagran qui a eu lieu en 1558 avec notamment la qacida Qaçate Mezghrane rahi Ma'âlouma (l'histoire de Mazagran est bien connue) ou bien Yallah selekna fi lilat el hjoum (ô mon Dieu sauve-nous de la nuit d'affront), l'autre poète Mohamed Bensmaïl (Alger 1820-1870) a laissé pour la postérité une longue poésie sur la guerre de Crimée intitulée Ras el ghoul (la tête de l'ogre) et qui opposa de 1853 à 1856 une coalition ottomane à l'empire russe. De ce conflit dans lequel un grand nombre d'Algériens avait pris part et où l'empire russe a perdu bataille, Mohamed Bensmaïl nous livre des descriptions inouïes sur cette guerre. Ayant pour refrain : ad'îou bençar lel oumet el moudjahidine (Priez pour une victoire à la nation des moudjahidine Que Dieu apporte son aide à la nation du prophète à la lumière éblouissante Pour l'amour de Dieu, priez pour la victoire ô vous qui êtes ici présents), cette qacida décrit les accrochages et autres affrontements avec des précisions qui laissent penser que le poète se serait joint à cette mêlée, notamment lorsqu'il dit : El boumba edj-dji ghouara teqsem bradj'ha ‘âla el ‘askar (la bombe arrive en tournant dans sa trajectoire et vole en éclats sur les soldats). D'autres descriptions aussi intéressantes meublent cette poésie avec de surprenants détails au point de la rendre un véritable document d'histoire. Mohamed Bensmaïl dont rien ne filtre sur sa participation ou non à cette guerre même si tout porte à croire qu'il aurait fait partie des contingents algériens à avoir combattu auprès des Ottomans surtout qu'il cite dans son texte les propos du sultan Abdul-Madjid 1er (1823-1861) qui a dirigé la guerre contre l'empire russe lorsqu'il dit : Qal Abdelmadjid li‘ûlmat el mdoun wa wazra, el Moscou ebharbou qaced lehlakna bedjiouchou kathra (Le sultan Abdul-Madjid dit aux savants des villes et aux ministres, Moscou nous déclare la guerre et avec ses nombreux soldats il se dirige vers nous, cherchant notre perte. Nous combattrons pour défendre la religion du prophète et la victoire nous est assurée par Dieu le Tout Puissant). Le poète ne s'arrêtera pas uniquement à ces détails mais va dans les images les plus folles de cette guerre, citant avec minutie l'artillerie de l'époque et l'affrontement des troupes entre elles où canons et fusils fusent leurs bruits assourdissants et les glaives et les baillonettes se croisent frénétiquement lors du corps à corps. Bdaw koul had eyharab we hma trad'oum, dira-il en substance. (chacun se met en guerre et la lutte devient chaude d'un coup. Les obus et les boulets tombent telle une pluie et les bombes viennent en tournant. Les balles transpercent les êtres qui tombent morts dans ce carnage). Mohamed Bensmaïl, un hagiographe connu pour ses nombreuses poésies à l'égard des saints, va demander l'intercession de ces derniers ainsi que celle du Saint Sidi Abdelkader Al-Jilani auprès de Dieu pour que cette guerre soit au profit des musulmans. Il implora Dieu par Son Nom Suprême, par Ses Anges et par Son Trône dans le but d'accorder la victoire aux musulmans. «Je T'implore par Ton Nom suprême, par Ta science de tout ce qui est abstrait et concret. Par le Trône que tu as révélé ô Eternel, Par la Table, le qalam et le Kursi. Par les Anges et ceux qui prient la nuit, démons et humains», écrit Mohamed Bensmaïl. Et parmi les saints les plus influents et les plus vénérés en Algérie, Mohamed Bensmaïl jette son dévolu sur Abdelkader Al-Jilani. Il lui demandera de faire parvenir une armée de saints en Crimée pour venir en aide aux combattants musulmans. Il versifiera ainsi : Ya Boualem ra'î el hamra, feza'a djnoud min elawilya (ô Boualem toi qui veille sur la Rouge (Baghdad), ameute des armées de saints). Tout comme il invoquera l'arrière-petit-fils du prophète Mohamed (QSSL). Il s'agit de Othmane Ben Hassan. Ceci nous renseignera sur la connaissance approfondie de notre poète sur la généalogie de la maison du Prophète. Othmane Ben Hassan qom edjri, enchar ‘alâm djeddek we'azem (Othmane Ben Hassan lève-toi et court, déploie sans tarder l'étendard de ton arrière grand-père). Tout cela, c'était pour montrer l'ardeur du poète et sa détermination indéfectible quant à une guerre dont il prend position du côté des Ottomans car musulmans. Ainsi, en véritable chroniqueur, il détaillera ses faits comme dans un livre d'histoire aux fins de laisser ses annales à la postérité. Mohamed Belarbi