Il avait quinze ans en 1988 mais ce n'est pas parce qu'il est particulièrement calé en arithmétique qu'il a découvert qu'il en a quarante aujourd'hui. Quand on est quadragénaire, on est obligé de le savoir sans avoir à faire une addition. D'ailleurs, pourquoi ferait-il une addition, lui qui ne sait pas pourquoi il a «fait» le cinq octobre ? Il ne sait même pas qu'il l'a fait d'ailleurs, ce sont les journaux qui le lui rappellent. Non pas parce qu'il lit les journaux mais parce que les journalistes viennent au moins un automne sur deux lui demander d'«évoquer ses souvenirs de témoin et d'acteur». Il sait, lui qui ne se considère ni comme acteur ni comme témoin, pourquoi la presse le sollicite en octobre. La presse veut toujours du «croustillant». Vingt-cinq ans après, ce qu'il raconte a fini par devenir du réchauffé à cramer mais ça présente l'avantage d'être à portée de main. Il paraît que quand un souvenir est vivant, il le reste pour… la vie ! Il en est ainsi du souvenir de «Abdallah Stan Smith». Tout le monde sait que Abdallah est un prénom très répandu en Algérie. Pour plein de raisons mais surtout parce que des «serviteurs de Dieu», ce n'est pas ce qui manque dans ce pays. Mais tout le monde n'a pas connu les Stan Smith. Alors, on explique pour les moins de quarante ans : ce sont des baskets de marque Adidas fabriquées avant Bernard Tapie, avant le multipartisme et avant Cheikh Chems Eddine. Des baskets à la mode des années 80, de l'élégance et surtout de la solidité. Mais ce n'est pas ce qui a fait leur réputation. Elles sont surtout connues pour avoir été le fantasme des jeunes Algériens et l'emblème de leurs frustrations. Pendant que le monde du travail grondait face à un pouvoir d'achat qui s'érodait à vue d'œil, Abdallah et ceux de son âge enrageaient face aux ostentatoires étalages des nouveaux riches. Mais Abdallah ne sait pas théoriser sa colère, celle de ceux de sa condition et de son âge. Il se souvient. Pendant que les chars descendaient sur la Grande Poste, lui et ses copains s'occupaient à faire les magasins. Il s'est bien servi. Ce sont «ses» premières Stan Smith. Pourtant, de Stan Smith, il n'en a jamais porté. Il n'y en avait pas à sa pointure, il avait quinze ans, des milliards de frustrations et zéro illusion. Mais celle-là, il ne l'a jamais racontée aux journalistes. Pourquoi se donnerait-il la peine d'ailleurs de réparer un quiproquo malheureux alors que tout octobre pourrait n'être qu'un malentendu historique que personne n'a encore corrigé ? Mais Abdallah a fini par comprendre. On veut l'imaginer avec les baskets de toutes ses frustrations, alors on les lui fait porter, vingt-cinq ans après, pour ne pas avoir à parler de printemps en automne. Ou alors on les lui enlève, pour prouver que l'Algérie est plus arabe que les autres. Voire arabe avant les autres. Abdallah sourit parce qu'il ne se rappelle plus comment sont faites les Stan Smith. Il sourit une deuxième fois parce qu'il s'en fout et une troisième parce qu'il y a encore des gens qui lui demandent de se souvenir. Alors il a accepté de se faire filmer devant le magasin qu'il avait dévalisé avec ses copains de quartier et de misère et au moment où le journaliste s'attendait à ce qu'il raconte comment le «casse» s'est passé, il s'est saisi du micro pour menacer : «La prochaine fois que vous me demandez ça, je m'immole par le feu !» C'est vieux, les Stan Smith, on ne peut pas s'en rappeler éternellement. Surtout quand on n'en a jamais porté.