Le vieil homme doit bien connaître les prix des produits et des services qu'il paie. Comme tous ceux qui ne dépensent pas sans compter, comme tous ceux que la difficulté guette à chaque coin de la vie, il… compte ses sous. Ce n'est pas tous les jours que le septuagénaire prend le taxi, un luxe réservé aux autres et qui devient carrément une «folie» quand il arrive qu'une urgente nécessité l'y contraigne. L'homme tenait serré le billet de deux cents dinars dans sa main pour ne pas avoir à faire l'embarrassant tour de ses poches afin de le retrouver. C'était toute sa fortune de la journée et encore, ce n'est pas tous les jours non plus qu'il «flambe» ainsi sa rachitique retraite de smicard. Etre obligé de prendre un taxi, c'est recevoir le ciel sur la tête en greffant dangereusement un budget qui tient déjà dans un portefeuille de survivance. Mais on ne prend pas le bus pour aller à un rendez-vous médical. C'est déjà un parcours harassant que de l'obtenir, le rater relève de la folie suicidaire. C'est très sérieux, la prostate, quand on a soixante treize ans. Ce n'est déjà pas évident de «passer» la consultation en arrivant à l'heure, il faut donc «pointer» une heure à l'avance et encore. Le vieil homme n'a pas l'intention de refaire les hôpitaux de son pays, il veut seulement sa consultation et met donc tous les atouts de son côté. La dernière fois qu'il a passé un contrôle remonte à six mois. C'était aussi la dernière fois qu'il avait pris un taxi. On n'oublie le jour où on a déboursé quatre-vingt dinars au lieu de vingt, quand on est prostatique, avec une retraite de smicard. Le vieil homme a attendu près d'une demi-heure sur un trottoir à lever sa canne à chaque fois qu'il voyait venir une voiture à enseigne. Les chauffeurs de taxi n'aiment pas trop s'arrêter pour les personnes qui lèvent une canne. Ils sont forcément encombrants, il faudra peut-être descendre pour leur ouvrir la portière et ce n'est pas toujours sûr qu'ils paient sans râler. Un jeune policier qui réglait la circulation à un carrefour l'avait remarqué et au bout de quelques minutes, il est venu lui demander sa destination, avant de faire signe à un taxi qui l'a embarqué. Oui, les policiers gentils existent. Le taxi a bien sûr raconté qu'il l'aurait pris sans le flic et le vieux a répondu qu'il n'en doutait pas un seul instant. Le taxi à «jumelé» avec… deux autres clients pris en route, comme d'habitude. Devant l'hôpital, c'est l'un des clients qui est descendu ouvrir la portière au vieux malade et quand le chauffeur lui a rendu la monnaie, il s'est rendu compte qu'il avait encaissé cent et non quatre vingt dinars. En lui faisant la remarque, le chauffeur avait ricané en lui disant que ce sont les nouveaux tarifs. Le vieil homme s'appuie sur sa canne et se dirige vers le portail de l'hosto en priant que le préposé au contrôle de prostate soit aussi gentil que le policier qui lui avait arrêté un taxi. Il n'avait pas oublié les vingt dinars de plus mais il avait décidé de ne pas y penser avant de rentrer à la maison. Le septuagénaire ne le savait pas il y a quelques mois, le «syndicat» des transporteurs exprimait une vive colère du fait que le ministère des Transports était en train de préparer un nouveau programme d'organisation des transports urbains auquel les opérateurs n'étaient pas conviés. On nous avait promis que notre vie allait changer, avec une meilleure organisation, plus de confort et un léger réaménagement des tarifs, selon des critères bien élaborés. Le réaménagement des tarifs, on l'a vu et le vieux smicard retraité l'a appris dans une double douleur. Le reste, on l'attend. Y a-t-il un gentil policier pour s'occuper du reste ?