Si Boudjemaâ n´était vraiment pas en forme ce matin-là. Non seulement, il avait, comme à son habitude, mal dormi, c´est-à-dire qu´il s´était réveillé aux environs de deux heures du matin avec une insomnie qui le persécutait jusqu´à l´appel du muezzin, moment où Morphée daignait lui tendre le bras, mais cette nuit, il avait beau compter tous les moutons du monde et revoir en long, en large et en travers, les moments clés de sa vie, il lui a été impossible de fermer l´oeil. N´allez pas croire qu´il eut quelque souci qui puisse le tracasser. Si Boudjemaâ ne se souciait guère ni du prix du baril de pétrole, ni de la pluviométrie et la capacité des barrages, ni des élections, ni de l´entrée dans «l´année du boeuf» qui risque de devenir celle des vaches maigres ou des lièvres...Non, ces problèmes ne l´habitent plus depuis qu´il a pris sa retraite et que ses enfants ont grandi...C´est plutôt son dernier voyage au bled qui a transformé son humeur: il est revenu angoissé après la visite qu´il a rendue à un ancien camarade de lycée qu´il n´avait pas vu depuis une décennie. Il avait été sidéré par la nouvelle physionomie de son ami: lui qui jadis était dynamique, vif, alerte, plein d´humour et d´allant, jovial et communicatif, s´était métamorphosé en un triste petit vieux, tout ratatiné, qui ne s´éloignait jamais de son lit. Il s´était mis à se plaindre de vertiges et sortait très rarement de son domicile. Si Boudjemaâ s´étonna de cette soudaine fragilité d´un être qu´il avait connu sportif et d´une enviable solidité. «L´homme est si peu de chose», s´était dit Si Boudjemaâ après avoir quitté son vieux camarade. Celui-ci s´était plaint de mille maux: une hypertension persistante, cause de ses vertiges, une hernie hiatale incurable, des maux de dos...Il n´avait plus un organe qui ait échappé à l´outrage des ans. Si Boudjemaâ était ressorti du domicile de son ami, abattu. Il avait même commencé à sentir les premiers symptômes décrits par le petit vieux qui semblait avoir rétréci. Déjà, Si Boudjemaâ avait remarqué que son souffle était devenu plus court quand il avait monté les escaliers et que sa démarche n´était plus du tout assurée.. De là à aller consulter un médecin! C´est pour cette raison qu´il n´avait pas fermé l´oeil de toute la nuit. C´est ainsi, qu´au petit matin, il prit son courage à deux mains et résolut d´aller consulter le médecin du quartier. «Mieux vaut prévenir que guérir», s´était dit Boudjemaâ. Avant qu´il ne soit trop tard, il décida qu´un bilan au seuil du troisième âge n´était pas superflu. Il n´était pas du tout hypocondriaque comme l´était son ami qui s´était esquinté le système digestif à force d´avaler des cachets de toutes sortes: pour le moindre mal de tête, pour une constipation passagère ou un dérèglement intestinal, son ami, alarmé, courait chez le médecin. Et il changeait souvent de médecin. Dès que l´un n´avait pas restauré chez lui la sérénité qu´il ne cessait de chercher, il allait en consulter un autre. Il changeait de médecin comme on change de crémerie...Jusqu´au jour où son épouse le poussa à consulter un taleb du village voisin. Ce taleb, très psychologue, sut lui redonner la confiance en soi qui lui manquait. Mais le mal était fait et il était dans un état de délabrement avancé comme l´avait constaté Si Boudjemaâ qui ne voulait pas «finir» ainsi. Il avait eu certes, quelques alertes, mais son aversion pour les produits chimiques, l´avait poussé à se méfier des praticiens qui rédigeaient des ordonnances longues comme un jour sans pain... Et puis, il avait eu la chance de «tomber» un jour faste, sur un médecin qui guérissait plus avec des douces paroles, une attention soutenue envers le patient qu´avec des cachets ou des sirops. Si Boudjemaâ ressortait toujours de chez lui ragaillardi: surtout que le médecin ne manquait pas de lui demander, le stéthoscope appliqué sur le dos: «Dis 33!» Et si Boudjemaâ de répondre «Export», en riant comme un bossu.