«Ecrire n'est pas un métier. C'est une vocation.» Claude Jasmin Il est inévitable, quand vous engagez une discussion avec quelqu'un avec qui vous avez mangé de la vache enragée, pour qu'aussitôt, un flot de souvenirs remontent à la surface dans un désordre tumultueux. Et il n'est pas besoin de préciser un propos quand on se comprend à demi-mot. La moindre allusion à un fait ou à une personne et mon interlocuteur s'empresse de finir la phrase que j'avais ébauchée. Quand il me parla des parcours divers de certains de nos camarades qui n'avaient pas forte vocation à faire le métier dans lequel nous nous sommes engagés, je lui avais rappelé certains faits qu'il devait certainement ignorer, puisque nous avons été affectés, à l'issue d'un stage qui traînait en longueur, dans deux entreprises différentes, mais presque concurrentes. Il faut rappeler qu'à l'époque, l'administration tenait ses promesses et tenait compte des besoins élémentaires des citoyens. Je lui remis en mémoire le sort de quelques réalisateurs qui, se sentant brimés ou censurés par une administration qui n'était pas préoccupée par la production artistique, avaient fini par retourner à leurs études après avoir préparé et brillamment passé l'examen spécial d'entrée à l'Université. En cette période trouble d'agitation et de contestation estudiantine, l'administration favorisait les salariés qui prenaient les cours du soir. Quand ils ont fini par obtenir une licence de lettres, certains sont allés préparer un autre cycle en Belgique ou en France tandis que d'autres ont momentanément abandonné le secteur artistique pour faire de la gestion des ressources humaines dans des entreprises nationales. Ce sont justement les propos de l'un d'eux qui me sont revenus en mémoire dernièrement: il avait bûché sur les textes de Bourdieu et Passeron, sociologues dont je n'avais pas entendu parler à l'époque. Mon ex-collègue avait fini par me persuader que notre pays qui prônait bruyamment un socialisme «spécifique», finirait comme tous les autres Etats: il y aura irrévocablement une reproduction des classes. Fini le fils d'ouvrier ou de fellah qui devient cadre! Tout sera mis en place pour cela: les écarts de revenus et la mise en place de privilèges, sans compter le piston ou le trafic d'influences. Les fils de responsables deviendront responsables à leur tour, les fils de disciples d'Esculape des médecin et les rejetons de douaniers, des importateurs avisés... seules quelques exceptions. Cette vision pessimiste de l'avenir, nous l'avons vérifiée à nos dépens quand on a vu débarquer, dans les entreprises que nous n'avions pas encore quittées, les fils ou les frères de flène ou feltène qui vont succéder à leurs pères dans les filières qu'ils avaient inaugurées au lendemain de l'indépendance ou à l'occasion, de la promotion Lacoste. Cependant, il y a d'autres raisons qui peuvent pousser quelqu'un à changer de vocation. Je lui citai un exemple qui nous tenait tous à coeur, car il représentait pour nous un exemple à suivre: il ouvrait grand les portes d'un avenir meilleur à ceux qui ont choisi de débuter dans la filière dans un modeste poste de travail, loin des projecteurs. «Tu te souviens d'Henri Colpi, ce grand monteur de films que nos professeurs aimaient à citer en exemple: il avait fini par quitter les salles obscures de montage pour les plateaux de cinéma où il réalisa des films d'une honorable facture, comme Cosette ou Une aussi longue absence. Et bien, figure-toi qu'avant d'opter pour le cinéma, il avait autre chose en tête: il voulait composer et écrire des chansons. C'est lui-même qui le raconte. Il débarqua à Paris avec ses chansonnettes et il eut la chance de rencontrer sur le quai de la gare un ancien copain de lycée qui n'était autre que Georges Brassens. Celui-ci eut le bonheur de lui montrer les ébauches de quelques chansons qu'il avait composées. Quand Colpi les lut, il eut honte de la qualité des siennes et il s'empressa vite de détruire ses brouillons et de bifurquer vers un métier plus sûr. C'est ce qu'on appelle un hasard. Il y a d'autres exemples dans l'autre sens. Dernièrement, j'ai vu un excellent documentaire sur la carrière de Jean-Louis Trintignant que j'avais découvert dans Il Sorpasso de Dino Risi avec l'inégalable Vittorio Gassman.. Eh bien, cet acteur qui s'était distingué dans de nombreux films, avait fini par déserter les plateaux de cinéma pour se consacrer au théâtre ou aux récitals de poésie, rendant ainsi un inestimable service à des auteurs comme Boris Vian et Jacques Prévert. Ce fut le cas aussi de Reggiani et Montand qui alternèrent scènes et plateaux.