L'expérience est le socle sur lequel s'est bâtie la sagesse humaine : nos expressions, nos proverbes, nos maximes, nos adages proviennent d'elle. De la même manière, notre savoir-faire lui est redevable en totalité : nos méthodes de construction, nos techniques artisanales, nos recettes de cuisine, nos procédés architecturaux, notre héritage artistique, la façon d'agencer l'intérieur de nos maisons, de forer un puits, d'aménager des canalisations d'eau, d'exploiter nos ressources aquifères, de capter et de stocker les eaux de pluie, d'ériger des ponts , des aqueducs et des passerelles, de pêcher en haute mer, d'irriguer nos terres sont les fruits directs des expériences répétées sans arrêt par nos prédécesseurs dans ce monde. Ce sujet a intéressé une brochette d'écrivains .Voyons ce qu'ils en disent : « L'expérience du monde en dégoute, on le sait »(Rousseau): le monde en question, c'est la majorité de l'espèce humaine. Si Rousseau n'éprouve aucune sympathie pour elle, cela veut dire qu'elle est détestable. Comment encenser une engeance don la vie n'est qu'une perpétuelle recherche de plaisirs et de jouissances, que hait viscéralement l'effort et le travail, qui adule le jeu et le badinage, qui ne rêve que de ripaille et de boustifaille, qui se complait dans l'imaginaire et le chimérique, qui refuse de mûrir et s'agrippe désespérément à la jeunesse qu'elle voudrait éternelle, qui ne se prend pas au sérieux, qui n'a qu'indifférence pour les œuvres de l'esprit, qui n'aspire qu'à croquer et à grignoter des repas voulus sans fin, qui ne pense qu'a thésauriser des fortunes et les dilapider inutilement, c'est à cette humanité là que Rousseau a de l'aversion parce qu'elle est justement inspiratrice de dégout. « Les faits sont dans les sciences ce qu'est l'expérience dans la vie civile »(Buffon) Buffon est ce savant émérite qui, par les travaux titanesques, a donné aux sciences de la nature leurs lettres de noblesse. Nul, mieux que lui, n'a pu juger preuves à l'appui, des différences énormes qui éloignent l'une de l'autre les anatomies de l'homme et de l'animal. Toutes ses investigations et ses conclusions prenaient pour base les faits et rien que les faits et son expérience ahurissante de la nature l'a autorisé à énoncer des principes et des lois, que la postérité s'empressera de graver sur le marbre. Attaché de toutes les fibres de son être à la vérité découlant de la stricte observation, il ne versa point dans les erreurs, les bourdes et les bévues qui furent plus tard le lot des Evolutionnistes de tous les bords qui n'en référent qu'à leur trempeuse et hideuse imagination. «Deux choses instruisent l'homme de toute sa nature :l'instinct et l'expérience » (Pascal) L'instinct, c'est cette abstraction que nous partageons avec le monde animal :lire, manger, marcher, dormir. Ces actes, nous les accomplissons de façon naturelle sans que s'immisce la raison et qu'elle ne nous dicte sa loi, il est certain qu'ils nous instruisent dans la mesure où ils nous apprennent une par une les fonctions physiologiques et psychologiques assignées à notre être par la providence divine. Pour l'homme, l'expérience est meilleure dès lors qu'il quitte l'inné pour l'acquis. Avec elle les choses prennent un autre goût et une autre saveur. Par elle nous apprenons à utiliser rationnellement la matière et le temps, à élaborer des projets, à nous fixer des buts. C'est grâce à elle que l'homme, par touches et retouches successives, a fini par construire cet avion qui le fait voler dans les avis « Ceux qui n'ont du monde aucune expérience sont aux moindres objets frappés d'étonnement » (la Fontane) Sans expérience, l'homme vivra dans l'enfance éternelle, enfance qui s'impressionne de tout et de rien. Il faut lire, écrire, dessiner, photographier, filmer, conduire, accélérer fariner, monter, descendre, escalader, sauter, nager, cuisiner, ranger, ordonner, classez, aménager, orner, embellir, nettoyer, curer, plier, déplier, mesurer, peser, repeser, soupeser, peindre, ravaler, chauler, bâtir, ériger, lever, garnir, dégarnir, pour savoir que toutes ces choses là existent effectivement et qu'elles constituent individuellement et ensemble la trame de la vie. Et seule l'expérience quotidienne nous fait sentir leur présence. Isolé dans une ile vierge loin de la civilisation, de l'urbanité, dépouillé de tout savoir et de toute habileté manuelle, un homme ne peut de lui-même les concevoir. « L'expérience ne suffira presque jamais à ceux qui sans elle ne seraient pas disposés à écouter la raison » (Senancour) Il est clair que ceux qui veulent tirer des enseignements de l'expérience en occultant la raison en seraient pour leurs frais. Ceux qui construisent actuellement des bâtiments antisismiques dans tous les continents sont ceux–là mêmes qui ont vécu chez eux des tremblements de terre et ont en subis les dégâts dans leurs personnes et dans leurs biens. En étudiant à la loupe les conséquences catastrophiques que ces sinistres naturels ont provoquées, ils ont fini par admettre que la meilleure parade à ces séismes ravageurs était de bâtir des constructions faites de telle sorte qu'elles limiteraient à défaut d'éliminer les rigueurs, de ces épouvantables secousses. Tout ce travail de réflexion n'aurait pas été possible sans le secours de la raison « Une maxime ou un principe est un jugement dont la vérité est fondée sur le raisonnement ou sur l'expérience » (Condillac) « Bien faire et laisser dire », « L'eau va à la rivière » « Pas de nouvelle, bonne nouvelle », « Il vaut mieux être seul que mal accompagné » « Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras » « Quand le vin est tiré, il faut le barre », « Il faut battre le fer tant qu'il est chaud », « Une tête bien faite vaut mieux qu'une tête bien pleine « Voir vaut cent fois entendre », tous ces proverbes sont les produits de la sagesse humaine .Mais l'homme n'acquiert la sagesse qu'à force d'expériences renouvelées. Est-ce par hasard que l'opinion publique ne reconnait de sage que le sénior, cet homme d'un certain âge qui a goûté en abondance aussi bien aux douceurs de la vie qu'à ses amertumes, qui a fréquenté tous les milieux sociaux et qui a appris à relativiser les choses en évitant les positions extrêmes reconnues à l'enfance ? « Je me sers de la vérité pour montrer par expérience qu'un sou quand il est assuré, vaut mieux que cinq en espérance » (la Fontane) Un excellent conseil de prudence dans cette vie houleuse faite d'aléas et d'incertitudes : Un sou dans le creux de la main est plus sûr que cinq sous espérés. Effectivement, l'expérience nous enseigne la prudence vis-à-vis des marchands de sable et des vendeurs de rêve. On s'engagera dans le chemin de la vie avec une infinité de précautions : savoir quoi dire, savoir quoi faire, agir de telle manière dans telle situation, mesurer la confiance envers autrui, ne pas s'engager tête baissée dans des affaires risquées ou suspectes, demander conseil, tenir le juste milieu entre l'avarice et la prodigalité , se convaincre que la naïveté ne conduit généralement qu'à la désillusion, tout tabler sur le réel et ne pas se contenter de promesses. Dans la voie de l'existence, facilité et difficulté cohabitent. « Il faut avoir renoncé au sens commun pour ne pas convenir que nous ne savons rien au monde que par l'expérience » (voltaire) Ce n'est pas pour rien que les vieux sont consultés par les jeunes : leur capital expérience leur donne le droit d'intervenir dans toutes sortes de problèmes et leur trouver la solution convenable. Ces hommes âgés savent que le feu brûle la peau, que l'aiguille pique que la mer est tentante et cause de noyade, que le vent peut renverser un marcheur maladroit ,que le parapluie est nécessaire en temps de pluie ,que l'exposition au soleil peut s'achever en dermatite, que la tempête oblige à se barricader chez soi ,que la fumée de la cuisine est nocive dans un logis dénué de cheminée, qu'on ne doit pas laisser à la portée des enfants des couteaux et des haches, qu'on doit le soir éteindre les feux et cesser le bruit pour laisser le voisin en paix . L'expérience n'a rien d'abstrait, c'est de la pratique au sens fort. « Les gens qui ne connaissent rien du monde … ont toujours un peu d'âcreté envers ceux qui ont une expérience humaine » (Montherlant) Une longue expérience de la vie, de ses agréments et de ses désagréments, vaut vraiment à l'homme un ascendant sur les autres : il sait, comprend et juge mieux que tous ; il peut même deviner certaines choses et appréhender l'avenir avec plus au moins de sérénité. Plus rien ne l'étonne, il a tout vu et tout entendu .Quoiqu'il arrive, il ne s'étonne pas, ne s'affole pas, ne panique pas. Pour lui, évidemment, tout est égal : joie et peine succès et échec, mariage et deuil, il s'est forgé une âme de philosophe à la quiétude parfaite. Ceux qui n'ont pas son niveau d'expérience ne sauvaient l'apprécier comme il se doit, cette richesse leur manque et leur suscite bien du dépit .A eux de se mettre à son école et d'apprendre de lui les leçons de la vie « Plutôt que de répéter sans cesse à l'enfant que le feu brûle, consentons à le laisser un peu se bruler. L'expérience instruit plus sûrement que le conseil » (Gide) Un conseil de bon sens inspiré à l'auteur par une masse de fines observantins. Honoré par un prix Nobel de littérature et un doctorat Honoris Causa de l'université d'Oxford, André Gide fut une personnalité éminente du vingtième siècle. Bien que témoin de deux guerres mondiales aux funestes conséquences, il est resté fidèle aux principes qui lui furent inculqués à l'école et n'exprima ni le désir de changer de religion, ni celui de détruire le système établi. Il mourut au sommet de sa gloire. Son conseil est à prendre au pied de la lettre : pour accéder à la maturité, l'enfant dit se livrer à certaines expériences, fussent-elles douloureuses ; car la souffrance enseigne au tant que cent discours d'affilée. « Ce que chacun sait est le résultat des expériences qu'il a faites de la réalité, ainsi que des expériences qui ont été faites avant lui et hors de lui, mais qui lui sont arrivées par l'audition ou la lecture » (Renan) A croire l'auguste et génial Renan, l'homme actuel a hérité les expériences cumulées des temps préhistoriques et historiques. J'adhère d'autant plus volontiers à ses idées qu'il y a de cela cinquante ans, je me trouvais un jour à la campagne, en pleine canicule en compagnie d'un petit groupe de paysans ; quand subitement j'aperçus tout ébahi un jeune berger tenant deux petites pierres polies et les frottant énergiquement l'une contre l'autre pour en extraire du feu .Ce qu'il réussit à faire avec brio et sans peine excessive. Cette scène me rappela les vieux manuels d'histoire avec leurs développements sur l'homme préhistorique et l'usage du silex. Renan a donc dit vrai Conclusion Un vieux dicton nous enseigne merveilleusement bien qu' « Un homme averti en vaut deux ». Remplaçons « averti » par « expérimenté » et nous le saisirons à la perfection. Faute d'expériences, de pratiques, de leçons, l'être humain ne posera lourd ni intellectuellement ni socialement, si tant est qu'il ne soit pas une charge pure et simple pour la société. Evolution, progrès, maturité impliquent pour lui de s'intégrer aux siens et aux autres et d'imiter leurs bonnes manières, de copier leurs meilleures habitudes, de singer leurs gestes et leurs mouvements en ce qu'ils révèlent d'adresse, de finesse et d'élégance de se frotter enfin aux instruits et aux érudits pour faire provision de leurs solides et valides connaissances et les intégrer intégralement dans sa mémoire. Avoir de l'expérience, c'est être cuirassé contre les incertitudes et les vicissitudes du temps.