Ma rencontre avec ce journaliste si excentrique, auquel, dès le départ, j'ai donné le sobriquet de Monsieur Superlatif, eut lieu lors d'un petit séjour au Caire. En effet, j'avais remarqué, d'entrée de jeu, que, dans sa façon de parler de son pays, il chérissait tous les superlatifs de la langue arabe classique comme du dialectal égyptien. Exténué physiquement par une randonnée durant toute la journée aux environs des pyramides, je ne m'attendais guère à être tiré de mon lit à deux heures du matin. C'est que ce monsieur dont je fis la connaissance deux jours auparavant, voulait coûte que coûte, poursuivre notre entretien, entamé en début de soirée, sur l'œuvre de Nadjib Mahfoud (1911-2007), prix Nobel de littérature 1988. Je ne savais pas, sinon à travers des films à l'eau de rose et quelques écrits littéraires, qu'une bonne partie de la population cairote vivait la nuit. Faut-il dire que mon ami sublimait son compatriote écrivain ? Certes oui, lui dis-je, c'est un grand romancier. En revanche, il n'est pas le seul à avoir traité d'une thématique essentiellement réaliste et symboliste dans les lettres arabes, aussi bien modernes que classiques, et encore moins en littérature universelle. Il fit montre alors d'un chauvinisme pour le moins blessant envers tous les hommes de lettres à travers le monde. En effet, il alla jusqu'à prétendre que son compatriote était le premier écrivain à avoir lancé la mode du roman à connotation proprement religieuse. Ce qui revenait à dire que cette même mode est non seulement spécifiquement égyptienne, mais surtout qu'aucun autre romancier n'avait devancé Nadjib Mahfoud sur ce pan de la nouveauté littéraire. Abasourdi par sa vantardise, excédé par ses propos démesurés – et par le manque de sommeil –, j'ai fini par lui dire, sans aucune forme de politesse : «mais, mon ami, tu sembles tout ignorer de ce genre littéraire qui est, avant tout, une création purement occidentale, n'en déplaise à tous les historiens de la littérature arabe contemporaine.» «Oui, la narration, lui martelai-je encore, existe bel et bien dans toutes les littératures et chez tous les peuples de la terre, mais la technique du roman vient à peine de s'installer, voire de poindre, dans la littérature arabe moderne.» «Les Enfants de notre quartier, poursuivit-il avec la même suffisance, est le premier roman à avoir ''pastiché'', pour ainsi dire, le Saint-Coran, en recourant à une architectonie symboliste pour narrer l'histoire de la création depuis le premier homme, Adam, jusqu'à l'avènement de notre prophète !» Il ne pouvait me faire avaler cette pseudo-vérité. Devinant qu'il voulait à tout prix avoir le-dessus, sans pouvoir argumenter logiquement et historiquement cette contre-vérité, je l'ai invité à lire ou à relire Paradise lost de John Milton (1608-1674) ; les poèmes métaphysiques de John Donne (1572-1631) ; A l'est d'Eden de John Steinbeck (1902-1068), roman à connotation purement biblique ; Go down Moses de Willian Faulkner (1897-1962) et certains poèmes d'Edgar Alan Poe (809-1849), sans omettre L'Epître du pardon d'Al-Maâri et tant d'autres écrits de la littérature universelle aux thématiques on ne peut plus religieuses. Plus entêté que jamais, Monsieur Superlatif campa sur ses positions négationnistes envers tout autre écrivain que son compatriote. Pas question, me dis-je à part moi, de céder, un tant soi peu à la fatigue ni à l'empire du sommeil ou à la tentation de bâcler notre entretien par un acquiescement déplacé. La vérité est partie intégrante de la littérature et de tout de ce qui est beau dans cette existence, n'est-ce pas ? «Ami, lui dis-je presque méchamment, tu devrais revoir tes classiques, le bel esprit existe chez tous les peuples !» Près de nous, les eaux du Nil continuaient à couler majestueusement. Dans le café où nous étions, un joueur de luth lançait de sa belle voix un poème de la fin du Xe siècle mis en musique par le grand cheikh Aboul Oula. Avec un certain recul, et, sans doute bien du retard, je me vois rendre aujourd'hui un vibrant hommage à cette belle jeunesse algérienne qui a écrit la non moins belle et exceptionnelle épopée d'Oum Darmen.