La tribune : Selon vous quelles sont les attentes des lecteurs algériens par rapport à leurs repères identitaires à travers la littérature ? Mourad Yelles : Tout d'abord, il s'agit de prendre la question en amont. En posant la problématique de la composition de la nature du lectorat algérien et surtout les questions relatives au prix des livres, à la lecture en Algérie et au rôle des institutions culturelles et scolaires dans la promotion de la lecture chez les Algériens. Il y a des efforts qui sont faits dans ce sens, mais cela reste insuffisant. Ce n'est pas simplement le prix du livre qui est en cause, mais c'est aussi le problème des habitudes de culture. C'est un acte culturel et cet acte doit être encouragé par les institutions. Si chaque bibliothèque achetait un seul exemplaire d'un roman algérien, publié par un auteur algérien en Algérie le champ littéraire algérien se porterait mieux qu'il ne l'est actuellement.
Mais il existe aujourd'hui un lectorat composé de jeunes qui sont en perpétuelle quête identitaire ? Les attentes des lectorats algériens, sont des attentes légitimes. J'ai l'habitude de dire à mes étudiants que les identités n'existent pas. J'ai écrit un livre, disponible ici en Algérie, qui s'appelle «Les fantômes de l'identité», publié aux éditions Anep. En fait, en anthropologie culturelle on utilise de moins en moins le terme identité. On parle de représentations identitaires. Les identités ne sont que des représentations conceptuelles qui ont des implications concrètes.Dans la réalité, les sociétés humaines produisent continuellement de nouvelles représentations identitaires qui leurs permettent, selon les classes sociales et les lieux de résidence, de donner une cohérence à ces représentations identitaires et, par conséquent, à la vie de chacun.Mais ces représentations identitaires sont en perpétuelle changement dans le temps et aussi dans l'espace de l'individu.Ainsi, la représentation identitaire, aujourd'hui dans un lieu précis, sera probablement différente de sa représentation identitaire dans dix ans selon l'itinéraire dans la vie de cet individu. C'est un peu comme les poupées gigognes, cela s'emboite. Une personne a déjà dans une même journée plusieurs représentations identitaires, celle qu'elle a dans son milieu de travail, dans son milieu familial, avec ses amis, celle de consommateur et celle aussi de lecteur. Il n'y a pas d'unité de représentation identitaire chez une même personne. Les seules personnes qui sont capables de définir une identité se sont les idéologues politiques, et d'ailleurs ils légifèrent dans ce domaine. En attribuant des cartes d'identité. Ainsi, l'Etat joue son rôle de produire une identité officielle. Mais c'est à nous intellectuels, chercheurs et anthropologues de montrer que c'est une chose de définir l'identité officielle, mais que c'est une autre chose de définir les pratiques et les représentations identitaires.
Mais qu'elle est l'idée que se fait le lectorat algérien de la littérature algérienne par rapport à ses représentations identitaires ? L'idée que l'on se fait de la littérature en Algérie, ne diffère pas, au fond, tellement de l'image que l'on se fait ailleurs dans le monde qui est, en fait, une image fausse.On attend de la littérature algérienne qu'elle soit le reflet de la réalité. Ce faisant, on confond la littérature et la sociologie. Un roman ce n'est pas un document sociologique, même si cela y ressemble. C'est comme une peinture qui montre certes des choses mais elle les montre à sa manière. C'est la notion développée par madame Nadjet Khadda, celle du «miroir brisée». Et prendre un roman pour la réalité, c'est se tromper. C'est toujours une réalité transfigurée et sublimée par l'art. Autrement c'est se tromper ce n'est plus de l'art. Le lectorat algérien attend, en fait, beaucoup de choses qu'il ne pourra pas trouver dans la littérature.
Quel est l'intérêt d'étudier la production littéraire européenne d'Algérie durant la colonisation française ? Ces auteurs font en réalité partie du patrimoine littéraire algérien, et cette réalité suscite toujours de vifs débats même à l'heure actuelle. Certes c'est un sujet épineux. Mais, il y a des auteurs européens d'Algérie qui sont étudiés dans le monde entier, surtout aux Etats-Unis et en Angleterre. Il serait intéressant aussi de les étudier ici en Algérie. Je ne parle pas de faire valoir l'idéologie qu'ils développent mais je parle du texte littéraire. Pour faire un parallèle, c'est la même problématique qui s'est posée dans les années soixante-dix ave ce que l'on appelait l'ethnologie ou l'ethnographie coloniale.A un moment donné, des institutionnels ont estimé que cette ethnologie là était à jeter à la poubelle de l'histoire.Or il se trouve que si vous jeter à la poubelle la Revue africaine, le Journal asiatique, ce sont, certes, de grande revues coloniales, mais elles comportent aussi des corpus extraordinaires à étudier. C'est le seul héritage et témoignage de cette période là. Car ce sont, avant tout, des textes qui parlent de nous, Bien évidement ces corpus doivent être lus avec un esprit critique d'analyse scientifique pour les dépoussiérer de l'idéologie colonialiste. Pourquoi est ce qu'un Anglais, ou un Américain, étudierait ces textes là et travaille dessus, et un Algérien s'interdirait de le faire sous prétexte que les auteurs étaient colonialistes. Mais c'est à nous, en tant qu'Algériens, de faire un travail de réflexion sur des textes qui parlent de nos ancêtres. A ce sujet, je me rappelle deux auteurs, Philippe Luca et Jean Claude Vatin, deux anthropologues, grands amis de l'Algérie, qui avaient publié un livre intitulé l'Algérie des anthropologues, à travers lequel ils analysent les textes des ethnologues et des anthropologues français de la colonisation. L'histoire, la mémoire, l'histoire culturelle ce n'est pas du noir ou du blanc, entre ces deux couleurs il y a une infinité de gris.
A l'occasion du cinquantenaire de l'Indépendance de l'Algérie, on parle de libérer l'histoire, est-il aussi question de libérez la littérature ? Je propose que l'on libère l'histoire de la littérature en Algérie et que l'on en montre la richesse et la profondeur. Et qu'on arrête d'avoir une vision réductrice des champs littéraires algériens, parce que notre littérature est ancienne, profonde, elle est plurilingue. Il n'y a pas à avoir peur de cette richesse, bien au contraire. J'aimerais bien qu'il y est des manuels algériens dans lesquelles il y aurait une présentation de cette littérature, à l'exemple des manuels Lagarde et Michard, dans lesquels on retrouverait Si M'hund ou M'hund, Sidi Lakhdar Ben Khlouf, les fables et les proverbes algériens. Dans les manuels scolaires actuels, on s'aperçoit qu'il existe une certaine vision de la littérature algérienne et donc de l'identité algérienne. C'est une image qui est floutée, car dans ces manuels on ne trouve pratiquement pas de textes ou corpus de ce que l'on appelle la littérature dite populaire, un terme qu'il s'agit de mettre entre guillemet. Car ces textes font partie intégrante de la littérature algérienne. Ainsi, On ne trouve pas de textes de cette littérature qui a été produite depuis des siècles en tamazight ou en arabe algérien. A l'instar des contes et légendes, ou des textes du Melhoun. Des textes, de Belkheir, de Benmsaib, de Benkeriou. C'est comme si ces gens là, qui on marquée de leurs empreinte la culture algérienne, n'ont pas existé. Il est important d'enseigner ce genre de textes, car ils sont une partie intégrante du champ littéraire algérien et donc de son identité.Dès lors, libérer l'histoire littéraire algérienne c'est se débarrasser d'un certain nombre de visions idéologiques que l'on nous a inculquées et que l'on est entrain de perpétuer. Justement pour pouvoir d'ailleurs s'ouvrir à l'universel, il faudrait d'abord libérer le champ littéraire algérien. Ce n'est que de cette façon que l'on pourra réellement s'ouvrir à l'universel.