Le projet de loi recèle jusqu'à l'incandescence les maux mal cicatrisés de la Tunisie La loi de «réconciliation économique» comporte neuf articles visant à apporter un «climat favorable» à la Tunisie des affaires et à «tourner la page du passé». Premier texte majeur de la mandature du président Beji Caïd Essebsi, le projet de loi sur la «réconciliation économique» adopté la semaine dernière en Conseil des ministres et soumis dans les prochains jours à l'approbation du Parlement sera-t-il, oui ou non, contesté par une marche de grand ampleur sur l'avenue Bourguiba, aujourd'hui? En tout cas, les partis de l'opposition ont maintenu leur appel à cette grande manifestation alors même que le ministre de l'Intérieur Najem Gharsalli a indiqué, jeudi soir, qu'il a rencontré la veille une délégation de ces formations pour demander le report de la manifestation du 12 à une date ultérieure, de peur que des cellules terroristes dormantes visent les manifestants sur l'avenue Habib-Bourguiba. La loi de «réconciliation économique» comporte neuf articles visant à apporter un «climat favorable» à la Tunisie des affaires et à «tourner la page du passé». L'article 2 promet la fin des poursuites à tous les fonctionnaires inculpés dans «les affaires d'abus financier et d'atteinte à l'argent public». Sont concernés pas moins de 7 000 cadres et anciens responsables. Pour Essebsi, cette loi permettra aux repentis d'investir dans l'économie du pays et de favoriser la politique de développement régional. Il n'existe aucune estimation, même approximative, des sommes attendues pour un pays qui est officiellement entré «en récession», d'après la note de conjoncture de la Banque centrale. Une commission sera chargée d'examiner les dossiers et elle sera composée de six membres dont quatre issus des ministères, deux de l'instance «Vérité & Dignité», cette dernière étant chargée de recueillir les doléances des citoyens spoliés sous le règne de Ben Ali. Malgré une contestation farouche de l'opposition, le texte devrait passer le cap du plébiscite parlementaire sans aucune difficulté puisque l'alliance Nidaa Tounès et Ennahda garantit une majorité absolue, les deux partis détenant à eux seuls les deux tiers des élus de l'Assemblée, 155 sur 217. Ennahda n'a pour l'instant donné aucune consigne de vote mais son leader, Rached Ghannouchi, a confirmé son quitus, exactement comme en 2014 lorsqu'il avait fait voter l'article 167 de la loi électorale autorisant les anciens séides du RCD, le parti de Ben Ali, à se présenter aux élections. Un choix qui n'a pas été du goût de nombreux partisans d'Ennahda soumis à la torture et aux détentions durant les vingt-trois ans de règne de l'ancien régime. La loi de réconciliation économique, destinée aux grosses fortunes amassées sous le régime de Ben Ali, connaît son ersatz en Algérie dans le but de légaliser les fonds non déclarés et bancarisés ainsi qu'au Maroc. La LFC 2015 offre l'opportunité aux détenteurs de fonds non déclarés de les bancariser en s'acquittant d'une taxe forfaitaire de 7%. L'opération est en cours et, pour l'heure, on n'en connaît pas le bilan. Mais au Maroc, l'opération «Contribution libératoire», affiche quelques impondérables, puisque selon l'Office des changes, les déclarants font l'impasse sur leur patrimoine à l'étranger, avouant un pactole de 8,41 milliards de dirhams, et déboursant un montant de 315 millions de dirhams au bénéfice du Fonds de cohésion social. Depuis octobre 2014 et la victoire de Nidaa Tounès aux législatives, la Tunisie endure des spasmes sociaux à répétition. Une grève des enseignants du primaire est annoncée pour les 17 et 18 septembre, une autre pour les chemins de fer le 22, une «journée de la colère» devrait agiter le monde agricole et les rapports entre l'Ugtt et le patronat sont tout sauf optimistes. A cela s'ajoutent des signaux de détresse qui se traduisent par un nouvel appel au FMI censé apporter une ultime bouffée d'oxygène à une économie sinistrée. Dans une telle conjoncture, la loi sur la réconciliation économique revêt tous les aspects d'une amnistie que l'opposition rejette catégoriquement, estimant qu'il s'agit d'«une violation flagrante de la Constitution et du processus de la justice transitionnelle et favorise le blanchiment de corruption et le pillage de l'argent public». Absoudre les vols et détournements commis de 1987 à 2011, moyennant une amende de 5% prévue par l'article 5, risque d'accroître les tensions. Or le projet de loi recèle jusqu'à l'incandescence les maux mal cicatrisés de la Tunisie. Rien que les proches de Ben Ali sont au nombre de 114, avec des centaines de biens immobiliers et des dizaines de milliers de biens mobiliers, les plus ciblés étant les Sakhr el Matri et Marouane Mabrouk, gendres de l'ancien maître de Carthage, propriétaires de l'opérateur télécom Orange Tunisie, de 71 magasins Monoprix, de l'hypermarché Géant, des parts dans l'agroalimentaire, les banques, les assurances, ainsi que le clan des Trabelsi. Autant dire que l'absolution envisagée pour cette catégorie de prédateurs aura beaucoup de mal à être admise par une population qui, tout en regrettant la paix et la stabilité durant le règne de Ben Ali, ne veut pas d'une loi qui légitime le pillage des richesses au profit d'une infime minorité. Alors, le pragmatisme sera-t-il de rigueur, au bout du compte? Et y a-t-il vraiment d'autres choix?