L'Expression: Vos livres, romans, récits et autres ne sont plus disponibles dans les librairies depuis longtemps. Pourquoi n'avez-vous pas pensé à les rééditer d'autant plus que votre maison d'édition de l'époque Enal, n'existe plus? Mohamed Nadir Sebaa: Je tiens tout d'abord à vous dire combien je vous suis redevable pour cette délicate attention à mon égard, formalisée en une pertinente interview. À votre journal de qualité, au sens professionnel, je demeure infiniment obligé... Pour vous dire ensuite, que rééditer mes livres reste un souhait. C'est aux maisons d'édition, sur la base des recommandations d'un comité de lecture, composé normalement de spécialistes, de critiques, de rewriters, en fins liseurs, de juger d'éditer ou rééditer un ouvrage, comme le faisait L'Enal (ex-Sned) avec pour but de promouvoir et favoriser l'expansion des littératures aux différentes expressions, d'encourager et soutenir les écrivains, les poètes, de décerner des prix aux plus méritants... Malheureusement certaines maisons d'édition exigent le versement d arrhes. Ce qui fausse, par ce pernicieux «clonage», la spontanéité et le talent... Dans le monde, et à titre d'exemple, la formule «à compte d'auteur» devient préjudiciable en faisant de l'ombre aux authentiques écrivains... Comment est née votre passion pour la littérature et l'écriture? C'est un peu inconscient. Tout jeune, j'avais déjà une attirance pour les livres, qui pour moi étaient de véritables «coffres à mystères». La petite bibliothèque de l'école Béni-Malek de Skikda, avait créé en moi, une boulimie de lecture... Et puis, il y avait la fin de l'année scolaire et sa fameuse cérémonie de remise des prix. J'en recevais parfois et je me plongeais dedans immédiatement, fier de me transposer au fil de ma lecture, en héros des Mille et Une Nuits... Lire était un refuge, une évasion, une consolation suite à la perte de mes parents. Puis comme beaucoup de jeunes, j'ai commencé à rêver, à écrire quelques phrases, puis une strophe, puis un semblant de poème quand j'avais le cafard en me rappelant ma mère et à qui j'envoyais des lettres d'amour. Je rêvais aussi de devenir EL Mouqafaa, El Moutannebi, Jarir, La Fontaine...Mon premier prix me fut décerné au lycée Moubarek El Mili à Annaba... Depuis, l'encre a coulé... Pouvez-vous nous parler de votre tout premier livre Des hommes sur les pistes paru aux éditions Enal en 1985? Des hommes sur les pistes est un hymne à la résistance algérienne dans les années quarante. L'histoire se situe dans les Aurès, dans un douar où des colporteurs allaient effectuer des centaines de kilomètres, à travers forêts, monts, pistes dures sous la neige, la pluie, pour troquer et vendre des marchandises. C'était là une pratique qui remontait fort loin dans le temps, rendue nécessaire par l'enclavement de nos contrées durant la nuit coloniale. Ce roman, à travers un travail de patrimonialisation, offre toute une série de dossiers sur les traditions, coutumes et sur quelques figures légendaires de la culture de résistance populaire des Aurès, et des autres régions du pays, personnages devenus par la suite des résistants d'honneur, qualifiés par la colonisation de «bandits, de brigands» comme Benzelmat, Boudjenit, Ahmed Gada, Arezki Lbachir, Bouziane El Kalai, Kaddour Maaskri, Abdoun, Belhadj Guecheri, etc. Avant de publier votre célèbre roman autobiographique, vous avez édité deux autres livres: Avis de recherche en 1988 et «Les grosses têtes du Maghreb en 1986, pouvez-vous revenir sur ces deux livres? Les thèmes des «X» dont est qualifiée l'enfance abandonnée, des mères célibataires, de la jeunesse qui se recherche, des «vieilles filles»... sont abordés avec la dénonciation d'une société fortement «patriarcalisée» loin de l'esprit d'amour et de tolérance de notre belle religion. Les thèmes, du racisme, de l'exil, du travailleur émigré, exploité, de le handicapé, du voyeur frustré, drogué sexuel,...sont également abordés. Evoquons maintenant votre roman phare Le vent ne souffle pas au gré des navires. Dans la majorité des cas, les écrivains commencent leur parcours par un récit autobiographique. Pourquoi avoir, en quelque sorte, failli à cette «règle»? Le vent ne souffle pas au gré des navires est la suite détaillée de Humeurs de destins. Témoin des ombres (non édité) est le dernier volet de cette trilogie. De l'enfance à l'âge adulte, que de souffrances jalonnent l'itinéraire de l'orphelin livré à lui-même. Pour bien décrire ces douleurs intérieures, j'ai choisi non pas de dire, d'exprimer, de confier mais de crier haut et fort, l'absence d'attention sécurisante d'un foyer où la fratrie est désunie, mais aussi l'influence des facteurs psychologiques exogènes qui en découlent dans le développement physique, psychique, social et culturel de l'enfant... Impuissant, angoissé, à la recherche d'une protection, l'orphelin, tel un bateau ivre, se retrouve balloté entre la tourmente et le désespoir n'ayant pour rivage que l'inconnu. Désormais, il n'essaie plus de modifier l'environnement pour l'adapter à ses propres besoins. Il veut le fuir avec un ardent appel à l'amour. Cette trilogie a été pour moi un véritable exutoire... Pouvez-vous nous parler de vos autres oeuvres ainsi que de vos activités littéraires? J'ai publié trois recueils de poèmes: Lumières océanes, Hymne au désert», Moi l'ascète, l'autre poète...Je me consacre aussi au Rewriting, la reprise d'écrits très intéressants de jeunes écrivains et poètes que je préface également. J'ai eu le grand honneur également de préfacer des écrits d'histoire de certains de nos aînés et leurs combats durant notre glorieuse Lutte de Libération nationale. J'accompagne parfois, par quelques conseils, ma fille, romancière d'expression arabe, qui en est à son 7eme roman. Tous ses romans ont été édités en Egypte, Jordanie, Turquie, Syrie... Je lui dois la traduction et l'édition en Egypte de Le vent ne souffle pas au gré des navires du français à l'arabe... Vous avez connu et échangé avec Kateb Yacine, pouvez-vous nous parler de lui, l'homme et l'écrivain tel que vous l'aviez connu? Dans Lettres de ses ami(e)s, figurent les échanges épistolaires initiatiques et combien amicaux avec des ami(e)s de plume de grande envergure, que j'ai eu le bonheur et la chance de partager, connaître, rencontrer et découvrir, parmi lesquels Kateb Yacine. Parler de Kateb n'est pas chose aisée. Il avait de grands projets pour le théâtre parmi lesquels l'introduction du «musical», nécessaire pour l'art théâtral sous une forme originale, assorti au «Tadzari» idiome? langage qu'utilisent les comédiens sur scène. Un délicieux mélange structuré épuré de l'argot, des dialectes, du patois rural et des régions, enrichies par des envolées de la langue arabe classique, littéraire. Kateb rêvait de porter Nedjma sur les planches. Il rêvait également d'écrire une pièce pour les handicapés. Contrairement à ce qu'on croit, Kateb était profondément croyant et avait l 'Algérie au coeur. Il aimait aussi faire du vélo, des marches, la pêche, il adorait le couscous, lire Joyce, relire sans jamais se lasser son «père spirituel» Faulkner... Je conserve 17 envois de Kateb, entre cartes, lettres, photos. Que pouvez-vous nous dire sur Tahar Djaout que vous avez également approché? Tahar Djaout, c'est les poésiades de Béjaïa pour lesquelles j'étais invité chaque année, qui allaient nous permettre de nous rencontrer. Il y avait aussi, Youcef Sebti, Tassadit Yacine, Laghouati.etc... Un projet de film sur les folklores en Algérie était en discussion. Un mot sur le monument et légende vivante de la littérature algérienne, Rachid Boudjedra? Ma rencontre avec Boudjedra remonte à 1983 ou 1984 au niveau de la Maison de la culture de Batna. On avait longuement discuté de L'escargot entêté. Puis une lettre de félicitations de sa part, lors de la parution de Des hommes sur les pistes... Bien que vous ayez vécu dans plusieurs wilayas, Batna est votre région natale. Que représente-t-elle pour vous, est-elle présente dans vos écrits? Batna est ma belle muse. Je lui reste fidèle tout en étant polygame avec Skikda, Annaba et Alger...Toutes les villes d'Algérie sont au coeur. Est-ce que vous pouvez nous parler de l'Algérie littéraire des années 80 et de l'ambiance intellectuelle qui y régnait à l'époque, notamment autour de la ruche des livres qu'était la mythique Enal? L'Enal était une grande institution avec sa commission de lecture composée du professrur Chikh Bouamrane, de Kateb Yacine, de Chaabane Ouahioune, de Rachid Mimouni, de Rachid Boudjedra, de Tahar Ouattar, de Abdelhakim Meziani....etc. C'est elle qui a fait connaître les belles Plumes que sont Kateb, Mimouni, Assia Djebar, Aba, Tengour, Ouettar, Laghouati, Mammeri, Yamina Mechakra, Djaout, Bouzar, Rabah Belamri, Dib, Haddad, etc. Ã mon humble avis, une maison d'édition sans commission de lecture est une «coquille vide». La belle poésie et le roman à sensation avec des personnages, quoique fictifs, perçus comme vivants, qui, jadis, évoluaient dans des contextes spécifiques d'histoire et de culture sociale, ont disparu, vite remplacés par le livre numérique, dans cette ère de la diffusion électronique. De moins en moins de lecteurs, amis du livre «classique» dans le monde, et le coût du roman et du recueil de poèmes reste élevé. Le mauvais livre chasse le bon. Qu'est-ce que l'écriture a apporté à votre vie? Honnêtement? Pas grand chose, D'ailleurs, je ne cherche plus ni à écrire, ni à m'instruire. Il est trop tard. Je me sens épuisé et souhaite finir mes jours en rewriter, aider les jeunes talents, les encourager, préfacer leurs merveilleux écrits (j'en suis à ma 73ème reprise et préface). Cela me rend heureux. Je n'ai jamais vu, lu, su que tant d'effort déployé, contibuât au bonheur de la vie.