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Quelques considérations sur le 1er Novembre
Publié dans El Watan le 26 - 11 - 2017

L'une des conférences organisées au sein du salon du livre de l'année dernière portait sur : «1956, année charnière de la Révolution algérienne». Cela se passait le 1er novembre ! On aurait fait exprès d'illuminer une date qui n'a été qu'une des briques qui ont servi à paver la grande voie ouverte par Novembre, pour laisser ce dernier dans l'ombre, on n'aurait pas mieux fait. Un véritable détournement. Cela me rappelle ces vers du grand Mahmoud Derwiche :
«Fî koulli mi'danatin âwin wa moghtacibou *** yad‘ou li andalousin 'in oucirat alabou»
(Sur chaque minaret est juché un bonimenteur usurpateur).
Qui appelle à sauver l'Andalousie lorsqu'il faut porter secours à Alep encerclé.
Il me revient également à l'esprit cette phrase de Neil Armstrong posant ses pieds sur la lune, le 21 juillet 1969 ; il a alors déclaré avec aplomb : «Un petit pas sur la lune, un grand pas pour l'humanité !» Mais en réalité, le grand pas pour l'humanité avait été réalisé par Gagarine, plus de 8 ans auparavant, le 12 avril 1961.
Les savants soviétiques, qui ont préparé ce geste, étaient arrivés à la conviction scientifiquement établie que l'homme peut s'arracher à l'attraction terrestre et voyager à travers le cosmos, pourvu qu'on lui confectionne les moyens techniques pour ce voyage. Et ce fut la révolution cosmonautique…
Les savants américains se sont appuyés sur cette révolution scientifique concrétisée par le vol réussi de Gagarine dans son fameux spoutnik et ont préparé une prouesse technique à l'occasion de laquelle ils se sont – par la bouche de leur astronaute – frauduleusement accaparé un droit d'auteur qui ne leur appartenait pas.
Pour revenir sur terre et, chez nous, à notre circonstance historique, il ne devrait pas, en principe, y avoir de doute que c'est l'année 1954 qui est «l'année charnière» dans l'histoire du nationalisme et de l'Algérie moderne. C'est Novembre qui a avancé l'idée révolutionnaire que l'Algérie pouvait s'arracher à la domination de la France, et il a conçu les symboles de la Révolution – exposés dans sa Proclamation – qui allaient convaincre et permettre cet arrachement.
De fait, sans Novembre, il n'y aurait pas eu d'indépendance ; ni donc de GPRA, ni de manifestations d'Octobre 1961, à Paris, ni celles à Alger et dans toutes les agglomérations du pays, en décembre 1960, ni de Congrès de la Soummam en 1956, ni de 20 Août 1955 dans le Nord-constantinois, ni… pour ne parler que des grands moments qui ont jalonné la marche du peuple vers l'indépendance.
La page ouverte par Novembre (c'est-à-dire par le FLN-ALN) est, en effet, l'une des plus lumineuses de notre histoire nationale, celle où notre peuple va inscrire l'empreinte de ses qualités créatrices, au service de sa libération, en faisant face, au- delà du soutenable, au poids d'une guerre de reconquête coloniale inexpiable.
Et en menant à bien cette tâche pour abolir le déni – institué dans notre pays – des droits de l'homme, il a contribué à la défense et à l'affirmation de ces droits bien au-delà de notre pays…
Novembre activateur de l'histoire
– En créant le FLN-ALN, Novembre se fait activateur de l'histoire.
– D'abord, il brise un tabou ; celui de la crainte paralysante d'un nouveau Mai 1945, qui marque encore les esprits jusque dans la direction du MTLD.
Les thèses adoptées au congrès centraliste d'Alger en août 1954, concernant la position du «révolutionnaire» dans l'Algérie coloniale, n'affirment-elles pas, en effet, le non-mûrissement des conditions pour une action révolutionnaire dans notre pays ?
Obnubilés et glacés par la répression, les dirigeants du parti n'avaient pas ressenti les «intimes substitutions» qui s'étaient opérées dans la société. Au contraire, la supériorité de Novembre tient à ce que la disposition de ses leaders, leur habitus politique épousait ces «transformations secrètes du corps social» – pour reprendre les mots de J. Berque – d'où leur confiance ferme et résolue quant au succès et aux suites de leur action.
– Novembre active encore l'histoire en prenant au dépourvu l'Etat colonialiste. Celui-ci pensait maîtriser la situation : il était bien informé de la crise grave et – pressentait-il – mortelle dans laquelle la répression qu'il dirigeait contre elle d'une main de fer, avait plongé l'organisation nationaliste ; il avait une connaissance globale et en même temps précise des différentes tendances et des militants du PPA-MTLD – dont les semi-rebelles, selon la formule acérée de Jacques Chevalier ; il ne les voyait pas près de sortir de leurs contradictions et conflits et surtout il n'entrevoyait pas que les restes de l'OS, qu'il pourchassait, pussent avoir ni la force ni l'autorité suffisante pour entreprendre une quelconque action qui puisse mettre sa domination en danger.
L'ennemi a sous-estimé le peuple algérien et son mûrissement national.
La synchronisation des premières actions armées à travers l'ensemble du territoire lui fait sentir le sérieux de l'affaire…
– Plus fondamentalement, Novembre ouvre – et c'est là un coup de génie – un champ politique nouveau. En effet, son initiative inaugure le champ politique national algérien, indépendant du champ politique français. Elle change profondément la donne dans le bras de fer opposant le peuple algérien à l'Etat français. Elle pousse l'occupant colonialiste dans ses derniers retranchements, en fixant les règles nouvelles du débat entre eux ; et elle ouvre au peuple algérien des possibilités d'intervention inédites pour sa libération.
Laissons encore J. Berque dire, à travers son Dépossession du monde, édité au lendemain de notre indépendance, ce que signifie ce genre d'initiative tout à fait original :
«Au-delà, au-dessous de la féconde négativité qui dresse le colonisé contre le colonisateur, c'est-à-dire le situe par rapport à lui, auraient ainsi subsisté et mûri, dans les latences qu'aucune recherche n'a pour l'instant explorées, des initiatives toutes fraîches. Celles-ci vont dresser le colonisé non plus par rapport à, mais si l'on peut dire, l'occasion de la situation coloniale. Une positivité s'éveille ainsi d'un long sommeil. Un oui absolu supplante l'altercation.» Une telle observation n'a rien de lénifiant, au contraire. Plus terrible encore est l'insurrection d'un peuple qui s'affirme non seulement contre l'Autre – ce n'est là en somme qu'un aspect conjoncturel – mais en dehors de l'Autre : «Et c'est là sa démarche la plus véritablement décisive. Car il rejette alors non seulement ses parties adultérées, mais la mauvaise conscience qu'elles alimentaient en lui. Ce n'est plus le ressentiment qui l'émeut. C'est une colère fondamentale.»
Ce ne sont plus des sujets qui quémandent des réformes aux autorités, à travers des organisations sociopolitiques reconnues par la loi coloniale… C'est l'Etat national que se redonne le peuple algérien pour défendre son droit à l'indépendance. L'initiative s'annonce comme une offre de paix, comme la base pour de nouvelles relations entre l'Algérie et la France.
Cette base – on peut la lire dans la Proclamation de Novembre – y est rédigée comme suit :
«…Afin d'éviter les fausses interprétations et les faux-fuyants, pour prouver notre désir réel de paix, limiter les pertes en vies humaines et les effusions de sang, nous avançons une plateforme honorable de discussion aux autorités françaises si ces dernières sont animées de bonne foi et reconnaissent une fois pour toutes aux peuples qu'elles subjuguent le droit de disposer d'eux-mêmes : a) – la reconnaissance de la nationalité algérienne par une déclaration officielle abrogeant les édits, décrets et lois faisant de l'Algérie une terre française en déni de l'histoire, de la géographie, de la langue, de la religion et des mœurs du peuple algérien ; b) – l'ouverture de négociations avec les porte-parole autorisés du peuple algérien sur les bases de la reconnaissance de la souveraineté algérienne une et indivisible ; c) – la création d'un climat de confiance par la libération de tous les détenus politiques, la levée de toutes les mesures d'exception et l'arrêt de toutes poursuites contre les forces combattantes.»
En contrepartie, – les intérêts français, culturels et économiques, honnêtement acquis, seront respectés ainsi que les personnes et les familles ; – tous les Français désirant rester en Algérie auront le choix entre leur nationalité d'origine et seront de ce fait considérés comme étrangers vis-à-vis des lois en vigueur, ou opteront pour la nationalité algérienne et, dans ce cas, seront considérés comme tels en droits et en devoirs ; – les liens entre la France et l'Algérie seront définis et feront l'objet d'un accord entre les deux puissances sur la base de l'égalité et du respect de chacun…
– Le débat est ainsi placé d'emblée à un niveau très élevé… La direction du désormais Mouvement de libération nationale (FLN-ALN) exige de la France, en préalable, qu'elle dénonce officiellement le mythe de l'«Algérie française», et qu'elle se conforme au moderne «droit des peuples à disposer d'eux-mêmes».
Toute la conduite de la guerre d'Algérie engagée par le pouvoir colonial est tendue par sa volonté de remettre en cause cette initiative politique de Novembre.
Tous ses efforts viseront à délégitimer ce «préalable de l'indépendance», exigence, pour lui, inacceptable et à replacer le problème dans le champ politique français, même au prix, s'il le faut, de réels changements autour de quoi il se dit alors prêt à négocier…
Mais toute la conduite de la guerre de Libération nationale est tendue par l'effort et la volonté de confirmer l'initiative de Novembre.
– En plus de l'idée géniale d'ouvrir un champ politique national hors du champ français, Novembre a senti, en une autre disposition aussi féconde, que le peuple est dans une conjoncture mentale où il «intervient dans le déroulement de son propre destin comme une force autonome et cohérente» où «la politique désigne une seule grande option, à la fois simple et dramatique», l'indépendance.
Novembre indique qu'«après des décennies de lutte, le Mouvement national a atteint sa phase finale de réalisation» ; il précise : «Le but du mouvement révolutionnaire étant de créer les conditions favorables pour le déclenchement d'une action libératrice, nous estimons que, sous ses aspects internes, le peuple est uni derrière le mot d'ordre d'indépendance et d'action et, sous les aspects extérieurs, le climat de détente internationale est favorable pour le règlement des problèmes mineurs, dont le nôtre…»
Sur quelles forces Novembre s'est-il appuyé pour lancer son action ?
– Sur quelles «initiatives toutes fraîches», dans quelles «latences qu'aucune recherche n'a pour l'instant explorées», dont parle J. Berque, Novembre a-t-il puisé pour lancer la fusée «Algérie musulmane» contre l'«Algérie française» et pulvériser cette dernière ?
Novembre a mobilisé… Il suscitera même, comme dit J. Berque, «un désaveuglement des possibles, un jaillissement des énergies cachées».
«Ces énergies», se demande-t-il, «où dormaient-elles pendant la longue nuit ? Il appartenait à un poète algérien de suggérer, presque à son insu, une intériorité explosive, par le thème de la grotte. De cette grotte, le peuple allait sortir après s'y être longtemps recueilli. Cette grotte peut s'appeler religion, éthique familiale, sexualité, recours à l'antre, avec tous les développements que cela suggère du point de vue psychanalytique et mythographique. Telles sont en effet les démarches que l'on a pu récemment observer à l'occasion du soulèvement algérien».
– Les hommes de Novembre pressentent la force sociale de la part que l'islam occupe dans cette «intériorité explosive», et confirment la paternité essentielle que se reconnaissait, avec les Oulama, le parti indépendantiste – pour son propre combat – dans les vertus que l'islam a déployées tout au long de la colonisation pour animer la résistance.
Tranchant le débat qui a secoué le parti indépendantiste sur la profondeur civilisationnelle musulmane de la société, Novembre donne une perspective révolutionnaire à la réforme de l'Islam maghrébin mise en chantier par les Oulama de Ben Badis, dans le sens moderne inauguré par Abdelkader un siècle auparavant.
Un islam, dit J. Berque, tantôt se prêtant aux combattants moudjahidine, tantôt offrant un «refuge aux fidélités vaincues et aux espérances trahies» ; d'autant plus résistant qu'en apparence il compose, «masquant, de la compromission même» de ses serviteurs (marabouts et même Oulama), «l'intégrité des permanences» ; un islam donc se refusant à l'histoire en la préparant.
Moudjahidine, note encore J. Berque, sera «encore le nom des combattants très historisants de la Révolution algérienne. Par le même jeu des signes», cette Révolution «inscrit l'islam dans sa Constitution, ce qui déçoit ses partisans occidentaux…»
Ajoutons que si cela n'avait suscité que cette déception-là !
A propos d'historicité des moudjahidine, précisons que, dans le compte-rendu qu'il a donné de la fameuse interview recueillie dans le maquis de Zbarbar-Palestro, Robert Barrat les trouve «étrangement semblables à nos maquisards français de l'Occupation». De même, dans sa déclaration au procès Jeanson, comme témoin cité à la barre, Vercors estime : «Lorsqu'on se bat pour l'indépendance de son pays, comme nous nous sommes battus, tout le respect est dû à ces résistants et non seulement tout le respect, mais toute l'aide qu'on peut leur apporter.»
– Dans la grotte où le peuple s'est «recueilli», Novembre trouvera à mobiliser également les formidables potentialités cumulées, par rapport au devenir de la nation, par deux groupes sociaux, la femme et le paysan.
* Fanon, nous dit J. Berque, a produit «des analyses novatrices» sur la façon, dont «à l'ombre des mœurs», la femme a pu se mettre à l'abri de «la chronique sociale, de l'histoire coloniale et, plus jalousement encore du désir des hommes». Mais en appui sur les analyses de Fanon, il a pu parler de l'apport de la femme à la décolonisation avec une rigueur scientifique qui ne manquait pas de poésie. Cette «veilleuse de la nuit coloniale, apparemment recluse et asservie», dit-il, mais dont l'«intègre violence» et le «désir» n'ont «été que provoqués, et non pas refaçonnés par l'histoire des autres», constitue pour cela une «réserve de signifiance»… «En elle, par elle, se prépare une maturité nationale dont l'éducation donnée à l'enfant, la conservation de la foi et des rituels n'est pas la seule approche, tant s'en faut. Car soudain vont éclater les héroïnes… L'autonomie où la femme s'était maintenue durant toute la phase coloniale, ou peu s'en faut, ne peut-on penser que c'est de là que sont sorties ses plus grandes participations à l'avenir ?»
* Le paysan, quant à lui, les hommes de l'OS le connaissent bien aussi ; chez lui trouvent refuge ceux parmi eux qui ont pu échapper à la traque dont ils sont l'objet depuis 1950. Avec lui, sous sa chaude hospitalité, ils préparent le moment décisif de la confrontation avec le colonialisme.
«Ces môles sociologiques de la Kabylie, des Aurès, de l'Ouarsenis, note Berque, (…) sauvegardent, sur le plan géographique, comme la femme sur le plan social et moral, des ‘‘réduits de signifiance''. Ils joueront, dès les premiers temps de l'insurrection, un rôle considérable pour sa préservation.»
«Les «combattants des djebels», dit-il encore, montrent qu'il n'y a rien à faire contre l'alliance d'un homme et de son sol. Les effets militaires de cette nouvelle alliance ne font que refléter, si l'on peut dire, une continuité sociologique. L'espace lui-même semble prendre fait et cause pour l'émancipation. Les machines, qui ont tenté de l'asservir, les communications rapides qui le parcourent et le survolent, ne peuvent pas grand-chose contre une telle restauration.
Un peuple qui se libère n'y parvient que s'il traduit plus exactement que l'autre, des rapports – eux-mêmes renouvelés plutôt qu'hérités – entre son espace et lui. […] Les masses qui s'annoncent ainsi, innovatrices et fidèles, briseuses de toutes les digues et restauratrices de l'initial, tirent, paradoxalement, une autre force encore de leur archaïsme, qu'on pourrait appeler plus justement naïveté ou mieux encore nativité.
Analphabétisme, sous-développement, immaturité, etc., telles sont les qualifications qu'on leur inflige, auxquelles on voudrait bien les réduire. […] Cependant, par des revanches obscures à quoi nous sentons bien qu'est intéressé le destin de l'homme, ce droit des pauvres, des ignorants et des contaminés l'emporte aujourd'hui sur celui des puissants . Il ne s'impose ni par des rapports de force, bien que ceux-ci aient certes leur importance, ni même par des jugements moraux, ni par rien d'évaluable. C'est avant tout une victoire du fondamental sur l'élaboré.
Et Berque de signaler : «Cette Algérie-là s'opposait à celle d'Abdelkader comme le positif au négatif. Elle qui ne s'était pas exprimée du temps du grand Emir, elle qui n'avait guère connu la pénétration, non plus que le dialogue avec l'Autre, […] c'est elle à présent qui s'active.
Le petit paysan, le fils du fellah, en général l'homme du bled, auront été, de cette guerre, des participants parmi les plus énergiques.»
J. Berque résume son idée. «Ce qu'on peut dire, en tout cas, c'est que la guerre d'Algérie aura fait ressortir, de façon inattendue pour certains, mais qui confirme la thèse ici soutenue, un rôle majeur de la croyance, de la femme et du paysan, c'est-à-dire une activation du muet, du secret et du fondamental.»
Et c'est en appui sur ce «matériau» humain engagé et ces fortes valeurs civilisationnelles que Novembre a dressé la solide trame de la guerre de Libération nationale, sur laquelle sont venues se conjoindre les diverses forces politiques et sociales, jusque-là divisées, qu'il a fini par gagner, comme autant de fils réunis pour tisser l'étoffe solide du corps national. Novembre a ainsi forgé pour la lutte pour l'indépendance, une force nationale réellement et massivement unie, par le large engagement des forces populaires. Mais cette unité n'était pas monolithique, et ne pouvait l'être.
Pour donner une idée de cette unité si forte mais en même temps si inconcevable, nous ne trouverons pas mieux que la belle image chantée par Pablo Neruda, dans «l'Ode au sable» :
«Sable pur, comment s'accumula, impalpable, ton grain divisé
Comment, ceinture de la mer, coupe du globe, pétale planétaire
As-tu joint, face au hurlement des vagues et d'oiseaux sauvages,
Ton anneau éternel, ton unité obscure ?»
Cette ode porte hommage à des circonstances humaines où l'union et la solidarité empruntent, pour se concrétiser, à l'«accumulation impalpable» à travers laquelle se conjuguent l'extrême «division» des grains de sable et la puissante solidité de leur «unité obscure». Elle convient parfaitement à l'initiative de Novembre.
Voilà donc élucidé, pensons-nous, ce qui a fait la force de Novembre, du mouvement de libération nationale. Toute étude historique concernant ce dernier ne peut ignorer cette thèse. C'est pourquoi nous nous sommes permis – et nous nous en excusons auprès des lecteurs – de piller, à ce sujet, J. Berque en ses développements lumineux…
Novembre et la scène internationale
– Sur le plan international Novembre fait un gros effet. Car il initie une révolution encore dans les relations internationales.
– L'acte inouï de Novembre – radicalement novateur –, c'est qu'au-delà d'être le fait d'un protagoniste jusque-là inexistant sur la scène internationale, il dénonce – à travers le cas exemplaire de l'Algérie – le crime colonial en général : Novembre pose ainsi l'illégitimité de tout le système colonial établi par la force spoliatrice ; il établit donc la nécessité d'abattre ce système, et appelle à une refonte radicale des relations internationales sur la base de l'égalité des peuples et de leurs Etats. Cette initiative paraissait si déplacée, si irrecevable que sa portée révolutionnaire idéologico-politique a mis du temps pour montrer son évidence.
Et il a fallu, par exemple, beaucoup d'intelligence et de volonté persuasive de nos représentants, Hocine Aït Ahmed et M'hammed Yazid, en avril 1955 à Bandoeng, pour que le problème algérien put être pris en charge par la conférence, au même titre que ceux de nos voisins maghrébins. Il a fallu convaincre les dirigeants des peuples, réunis pour défendre la Libération nationale et l'indépendance contre le colonialisme, que notre pays n'était pas formé de départements français ; il a fallu persuader ces dirigeants que notre pays n'était pas français, et extirper de leur conscience qu'il l'ait jamais été…
Et finalement, la participation de Novembre à Bandoeng a enrichi la rencontre d'un anticolonialisme plus profond. C'est d'ailleurs ce que reconnaîtront, en septembre 1960, les 121 intellectuels français dans leur Manifeste qu'ils terminent par la sentence suivante : «La cause du peuple algérien (…) contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, [elle] est la cause de tous les hommes libres.»
C'est aussi pourquoi la solution a mis beaucoup de temps pour s'imposer.
Si le peuple français a réalisé la grande Révolution en 1789, en détruisant la Bastille, symbole des privilèges monarchistes, notre peuple, lui, aura abattu une Bastille plus importante encore, l'«Algérie française», symbole d'intérêts et de privilèges autrement plus considérables, et que légitimaient toutes les «Nouvelles Europe» conquises et annexées à travers le monde.
Ce forfait, notre peuple le fera avorter en Algérie, et le rendra illégitime dans son principe, même ailleurs, là où il a été réussi…
Mais on sait que les privilégiés d'hier en France, touchés dans leurs préséances, ne se sont pas résolus à cette remise en cause et y sont revenus par plusieurs contre-révolutions, n'acceptant qu'au bout d'un siècle le compromis de la IIIe République – marqué lui-même du sceau impérial.
De même, les forces internationales dont Novembre a délégitimé les prépondérances ne se résignent pas à cet échec et tentent de bloquer la roue de l'histoire ou de la faire tourner vers hier. Nous avons l'espoir, cependant, que les fruits de Novembre n'auront pas besoin d'un siècle pour s'affirmer, dans notre pays et même à travers le monde…
– Il faut noter qu'en s'adressant à un forum qui donnait naissance aux «Non-alignés», Novembre a tracé des perspectives fondamentales de développement à la révolution qu'il a initiée.
* L'État, dont il assoie les fondements, garantit la démocratie politique et sociale et naturellement les droits de l'homme citoyen, cette «orthopédie, telle qu'on l'a tentée, de la marche debout, de la fierté humaine», selon l'expression d'Ernst Bloch , orthopédie dont il dit «qu'il n'y a rien eu jusqu'ici dans l'histoire qui fût aussi limité et entravé, par sa base, et aussi humainement anticipateur par ses postulats». Et il précise : «Liberté, Égalité, Fraternité […] renvoie bien au-delà de l'horizon bourgeois.»
C'est bien la définition de la Révolution que cette tension vers le dépassement de l'horizon bourgeois, vers cette anticipation humaniste, qui a marqué l'œuvre de notre mouvement national, Oulama compris, dans sa défense de ces valeurs bafouées par le «code de l'indigénat» !
* Mais pour Novembre, le dépassement de l'horizon bourgeois ne signifie pas aller vers le socialisme. Le long compagnonnage du mouvement national avec le parti communiste, en France et Algérie, depuis l'Étoile nord-africaine jusqu'au MTLD, la douloureuse expérience de la libération vietnamienne ont montré que la perspective socialiste engage l'Etat national dans le conflit Est-Ouest et ne garantit pas sa libération et son développement indépendant. L'orientation anticolonialiste non-alignée du mouvement de Libération nationale est conséquente. Pendant la guerre de Libération, le mouvement étudiant UGEMA l'a très bien exprimée : il a su se gagner l'amitié et le soutien des jeunes et des étudiants de l'Est comme de l'Ouest, au profit de la juste cause de notre peuple combattant…



. Cf. Dépossession du monde, Seuil, 1964, chap. «Valeurs de la décolonisation», p. 169. Les citations suivantes de J. Berque sont toutes tirées de ce chapitre.
. Cf. F. Abbas, La Nuit coloniale, Julliard, 1962. C'était la première fois, depuis sa diffusion clandestine, que le texte de la Plateforme de Novembre a été mis à la disposition du public dans cette œuvre de F. Abbas.
. Car elle signifiait pour lui une reconnaissance d'avoir commis le crime colonial, ailleurs réputé crime parfait.

. Nous paraphrasons ici un auteur français, J. Julliard, qui a bien décrit, dans sa Quatrième République, 1945-1958 (Livre de Poche, Paris, 1988), une situation qui nous semble comparable à celle que nous décrivons ici, celle de la France en 1936 et en 1945. Sauf que l'intervention de notre peuple pour sa libération est autrement plus ample que n'a pu l'être celle du peuple français pour la sienne.
. Il s'agit de Kateb Yacine, à travers toute son œuvre et surtout dans Nedjma.
. In R. Barrat, Les Maquis de la liberté, éd. Témoignage chrétien, 1987.

.Cité par Jacques Vergès, in Que mes guerres étaient belles !, éd. Le Rocher, 2007, p. 59. Vercors est un écrivain résistant pendant l'Occupation (nazie) de la France. Auteur, il est l'un des fondateurs des Éditions de Minuit, et des signataires, avec Sartre, du Manifeste des 121… Il refuse la Légion d'honneur pour protester contre la torture pratiquée en Algérie..
. «Plus qu'une constatation politique, note J. Berque, c'est là un thème général de notre temps.» Nous ajouterons que notre peuple aura été précurseur en matière de «brexit» bien avant le peuple britannique et les électeurs de Trump…
. Pablo Neruda, Nouvelles odes élémentaires, Gallimard, 1976.
. . Justement caractérisé comme «crime parfait», par F. Abbas dans La Nuit coloniale, parce que la victime ayant été annihilée par le colonisateur, il n'y a plus personne pour le dénoncer.


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