Le Mois du Patrimoine, cette belle invention maghrébine – peut-être la seule, mais j'espère me tromper – marque ses vingt ans d'existence. Partout dans le pays, les professionnels du secteur, conservateurs de musées et sites, archéologues, restaurateurs et autres spécialistes, se sont mobilisés pour proposer des rencontres et activités autour de ces choses du passé qui ne semblent pas émouvoir tant que ça les gens du présent, du moins pas tous. Tenez, l'architecte et homme de lettres, Fayçal Ouaret, nous raconte ci-contre l'histoire singulière d'Aïn Fouara, ce symbole de la ville de Sétif qu'une bombe avait mise en morceaux en 1997. Dans ce texte émouvant, il relate comment, en 48 heures à peine, des ouvriers communaux, portés par l'indignation et la volonté d'une ville entière, elle-même soutenue par d'innombrables citoyens et citoyennes du pays, réussirent à reconstituer, tant bien que mal, cette œuvre improbable. Improbable parce que, par l'un des miracles dont seule l'histoire a le secret, ce monument issu du colonialisme a fini par être «naturalisé» par ceux qui déclenchèrent les manifestations du 8 mai 1945 et leurs enfants. Improbable parce qu'en dépit de la nudité que réprouvent la religion et la morale, cette statue apparaît en fait totalement recouverte du tissu de la mémoire, parée d'un voile de vertu plus opaque que le marbre. Mais comment, après une telle preuve d'attachement à un symbole urbain, sans doute rare au monde, Sétif – et d'abord ses autorités –, peuvent accepter que, tout au long de l'année, des centaines de pseudo-admirateurs piétinent la fontaine et escaladent son socle pour se prendre en photo avec la statue dans leurs bras ? Son nez a été cassé, son marbre est sali… Tenez encore, cet écran géant monté sur une lourde armature métallique et qui est venu défigurer la façade de la Grande Poste d'Alger, l'un des monuments emblématiques de la capitale. Nous en parlions tantôt ici. Et nous en reparlerons jusqu'à ce qu'il soit enlevé. Un véritable condensé d'aberrations. Aberration de l'esthétique architecturale et urbaine, c'est clair. Aberration du point de vue de la résistance de l'édifice et de ses implications parasismiques. Aberration en termes de communication avec, par exemple, ce message rappelant l'importance de faire figurer le code postal sur les adresses, comme si les milliers d'agences de la Poste et son armée de facteurs ne pouvaient le faire. Aberration enfin qu'une administration qui reste, en dépit de tout, encore populaire, se montre aussi méprisante de la chose publique et de l'histoire. Mais, pour Aïn Fouara comme pour la Grande Poste, l'aberration des aberrations est que, toutes deux, demeurent à ce jour non classées au patrimoine national. En ce mois qui lui est consacré, serait-ce une autre aberration que d'espérer qu'elles le soient enfin ? Bref, les aberrations sont-elles solubles dans l'espoir ? Ou dans la honte ? Ou par d'irrémédiables dégâts…