Pris vivant, j'aurais été bon pour le lynchage pur et simple. Mon cœur battant à tout rompre dans ma poitrine en feu, je courais à fond de train. Assailli par mille et une idées folles, je me disais : «C'est fini pour toi, tu vas être tué et le pire, c'est qu'ils vont certainement se venger sur les membres de ta famille.» Heureusement qu'avant de me lancer dans cette mission sacrée, j'avais pris mes précautions bien avant. J'avais demandé à ma sœur aînée Fatima Allah yarhamha. (Dieu l'ait en Sa Sainte Miséricorde !) «d'inviter» ma mère à venir chez elle à Bou-Haroun afin d'y passer quelques jours. Et comme ma sœur, intriguée par ma proposition, m'en demandait les raisons, je le lui dis carrément et sans détour, ne pouvant m'empêcher de la mettre ainsi dans le secret, en dépit des consignes révolutionnaires de discrétion absolue. Je lui parlais en ces termes : «Écoute-moi bien, ma sœur, fais exactement ce que je viens de te demander sans discuter : ‘'Dépêche-toi d'emmener ma mère chez toi, et le jour où tu entendras ou liras dans les journaux qu'il s'est produit quelque chose de grave à Marengo, dis-toi donc alors que c'est moi qui en suis l'auteur.''» Ma sœur aînée, qui avait toujours témoigné à mon égard une grande affection, eut soudain très peur pour moi, mais elle devait pourtant m'accompagner de ses plus ferventes prières, et me dire : «Va donc, mon frère, fais très attention à toi. Courage et bonne chance, que Dieu te garde et te protège. Pour ce qui est de notre chère mère, ne te fais aucun souci.» Dans ma course folle, je m'étais rappelé, dans un brusque éclair de conscience et de lucidité, une conversation que j'avais eue, au début de l'année 1956, avec mon camarade Si Abdelkader Bendaoud, dans cette même brasserie d'Alexis que je venais d'attaquer à la grenade. Attablés à la terrasse, devant les consommations que nous nous étions fait servir, nous discutions de la tournure que prenaient les événements d'Algérie et de l'hostilité de plus en plus insupportable de la plupart des Français de Marengo à l'égard des Algériens, quand, tout à coup, je déclarais à mon camarade «Si Abdelkader, sache bien que c'est moi qui aurais un jour l'honneur de faire sauter cette maudite brasserie ! -Allons donc, allons, Si Cherif, tu plaisantes ou quoi !?» s'étonna Si Abdelkader. Je lui ai alors tout simplement répondu, sans plus rien ajouter : «C'est à l'avenir qu'il appartiendra de t'éclairer là dessus !» Ainsi, comme je l'avais ardemment souhaité, Dieu m'avait aidé à réaliser ce vœu, j'avais réussi à accomplir ma mission. Je courais sans cesse, mon pistolet inopérant toujours au poing. Je n'ignorais pas ce que mes compagnons et moi-même risquions en cas d'arrestation : la peine capitale était le «tarif syndical» invariablement appliqué à tous les fidaïyine. Ayant enfin atteint le pont de Cherchell, je me suis précipité dans le lit sec de l'oued, pensant trouver là Si Ahmed Maroc, qui, ainsi que je l'ai déjà raconté au début de ce récit, nous avait proposé de soutenir notre action en allant tendre, avec les membres de son groupe, une embuscade à nos éventuels poursuivants sur le lieu même où je me retrouvais seul, désemparé et traqué. Et, pour couronner le tout, Si Benaïcha Sidhoum, lui non plus, n'avait pas saboté la centrale électrique comme annoncé. (à suivre...)