«La grande affaire et la seule que l'on doive avoir, c'est de vivre heureux». On ne sait d'où El Hadj Tahar, cet octogénaire de Ain Benian, qui a été chercher cette citation pleine de philosophie, accrochée sur le rayonnage de sa petite bicoque d'alimentation générale située dans une ruelle de la ville ? C'est, selon son fils le gérant, de Voltaire. Nous le croyons sur parole. Toutefois, en discutant avec le vieux, on comprend mieux le sens de l'écriteau. Du moins en ce qui le concerne. El Hadj Tahar, surnommé La Motta par ses congénères, tout simplement parce qu'il était fan du grand Jack, champion du monde des poids moyens, qui s'illustra comme le meilleur encaisseur de son époque d'après-guerre. Mais ce n'est pas à ce sujet que nous avons fait causette avec le pépé. Ayant vécu la majeure partie de sa vie à Guyotville (Ain Benian), il en parle à cœur ouvert. «Quand mon père, dit-il, venu d'un petit village de Béjaia et y installa ici sa petite famille en 1939, je n'avais que trois ans. Aujourd'hui, à 86 ans, je peux dire que j'ai rarement quitté cette localité si attachante». L'on saura par la suite que c'est là qu'il se maria, eut avec sa défunte épouse une demie douzaine d'enfants, et souhaiterait y finir ses jours. Des souvenirs, il en garde dans la cafetière. Des bons et des moins bons. La population de cette petite ville, raconte-t-il avec passion, était majoritairement européenne. Vélo, pétanque, sports collectifs, comme le foot et le basket, étaient souvent représentés dignement dans l'élite algéroise. Et Guyotville ne dormait pas en été, ça sentait le bon vivre. Et on était fiers aussi d'avoir La Madrague comme l'une des plus belles plages du littoral d'Alger. Ses restaurants, ses boites de nuit, sa plage où on a pied à perte de vue, attirait les estivants de partout, même des régions éloignées. 25 km à pied Au lendemain de l'indépendance, La Madrague ne perdit point de son charme. Beaucoup d'Européens ont, certes, quitté Guyotville, mais on comptait quelques familles qui y sont restées jusque vers la fin des années 70. L'étendue de sa plage en a fait une destination préférée des Algérois. Ali, aujourd'hui grand père, se souvient des beaux moments qu'il y passait avec ses copains. «C'était notre plage prisée», dit-il, et d'ajouter «qu'une fois la décision est prise, la veille, on se retrouvait très tôt le matin, chacun avec son petit sac contenant l'essentiel pour la journée, sans oublier de quoi bronzer, une mixture d'huile d'olive et de citron. Les bus de la Rsta, ancêtre de l'Etusa, assuraient la liaison Place des Martyrs-La Madrague pour 2 DA en aller-retour, une somme qui permettait dans les années 60 de prendre un repas complet dans un restaurant. Pour manger, on se contentait du sandwich préparé avant le départ. Un poivron et des frites et une limonade achetée sur place faisaient l'affaire». Ali a toujours en mémoire cette mésaventure vécue avec un ami. «Au départ, je n'avais que le numéraire pour l'aller. Mon ami Zoubir m'a rassuré de me prendre en charge pour le reste, ticket de retour compris. On a passé une journée remplie de courses de crawl, de parties de ballon avec des jeunes rencontrés sur la plage. Au moment de rentrer vers 18h , mon pote s'est rendu compte qu'il n'avait pas un rond en poche. Il a dû faire tomber les quelques pièces dans le sable. On a creusé tout l'endroit où nous étions , en vain. Déçus comme des coyotes après une chasse ratée, nous nous sommes résignés à prendre notre mal en patience et rentrer comme de bons bipèdes. Pour faire les 25 km séparant La Madrague d'El Mouradia où nous habitions, on a marché pendant cinq heures. Nos parents inquiets étaient déjà sur le pied d'aller au commissariat du quartier», a confié le vieux, ajoutant que cet avatar est resté une anecdote entre amis durant longtemps. Sauveur, Rancho et les autres Le petit port d'El Djamila était jadis très animé. En fin d'après-midi, visiteurs et baigneurs se mêlaient aux résidents pour profiter du spectacle des chalutiers et autres petits métiers rentrant du large, les calles pleines de toutes sortes de poissons. Cherif, un des anciens habitués de ce port où il adorait faire trempette, en retrait de la plage qu'il trouvait grouillante, s'approvisionnait ici en fruits de mer. «La crevette toute fraîche valait sur place 4 DA le kilo. Les crustacés, abondants à l'époque, ne coûtaient pas cher. Des moules, huîtres, palourdes et autres petits rougets, étaient vendus à des prix dérisoires aux bars du coin pour servir de ‘kémia' (amuse-gueule). L'abondance du poisson en a fait une zone de restaurants spécialisés», raconte le nostalgique, aujourd'hui âgé de plus de 70 ans. Rabah, son ami d'enfance, replonge quant à lui dans la période où entre copains, ils venaient faire la bringue chez Boualem, plus connu sous l'appellation de «Sauveur», que Dieu ait son âme. Cet ancien émigré qui démarra avec une gargote avant de créer le restaurant le plus populaire de la Madrague, et probablement de toute la côte algéroise, a fait le bonheur de dizaines de milliers de bons vivants. On y venait pour déguster des crevettes grillées ou en sauce, le merlan en colère, le savoureux rouget ou encore de l'espadon cuit au beurre, servi en tranches aussi épaisses que les murs d'une forteresse. «Sauveur se faisait un plaisir de chanter pour nous et de gratter sur sa guitare des airs en vogue. C'était tout le temps la fête. Et puis on mangeait bien pour pas cher. A 50 DA, on pouvait s'offrir un mélange de poissons pour quatre personnes, une bonne bouteille comprise», dira le vieux d'un air de regretter ce bon vieux temps, avant de conclure «Ken kayene el khir» (il y avait de l'abondance). Dans les années 80, La Madrague connut un déclin en devenant le repère des arrivistes de tout bord. Certains restaurants ont changé de mains, donnant place à des bouis-bouis, et les bars occupés par les seuls vagabonds à la recherche de griserie et d'escroquerie. Le genre qui vous raconte des histoires à dormir debout. La clientèle n'en avait cure de la beauté du coin, l'heure était à l'encanaillement. Le patron du «Rancho», un des bars rescapés de cette décadence, tentait pour sa part de sélectionner les bons e des mauvais adeptes de Bacchus. La Belle vous tend ses bras Durant plus de deux décennies, en comptant les années rouges, La Madrague fut transformée en coupe-gorges. Crimes, agressions, lieux de débauche à ciel ouvert, plaque tournante du trafic de drogue, le coin ne respirait pas la paix. Les autorités ayant toutefois conscience de la perte de ce paradis au profit des délinquants et toxicomanes, prirent la situation en main dès les années 2.000, en commençant par un nettoyage des lieux, l'instauration de l'ordre public et le contrôle des activités de la restauration et des débits de boissons. En peu de temps, un plan de réhabilitation de la Madrague fut mis en place, donnant, au grand bonheur des riverains et des visiteurs, à toute la zone un visage qui lui sied. Aujourd'hui, le port a été réaménagé, comptant un parking spacieux en avant du port, ainsi qu'une promenade où les familles profitent de l'air marin. En complément de l'infrastructure portuaire rénovée, les autorités ont mis en service une navette maritime, assurée par un bateau-bus appartenant à Algérie-ferries. Il assure une liaison entre La Pêcherie d'Alger et le port de pêche et de plaisance d'El Djamila. Quant à l'appellation de la Madrague, plusieurs versions remontent à l'origine du nom. Certaines disent qu'il proviendrait de l'appellation espagnole donnée au filet à la pêche, almadrab (abri). D'autres attribuent le nom à l'ancienne appellation arabe algérien «tdarrague» (se cacher), ou «l'madarrague» (l'abri), une appellation qui a été maintenue à la colonisation. L'actrice Brigitte Bardot a pris pour sa résidence de Saint Tropez, le nom de La Madrague où elle a séjourné pendant la guerre d'Algérie. El Djamila la belle, une petite ville, plutôt un village qui, avec le port en fond de toile, constitue pour les Algérois plus qu'un refuge, mais un lieu de détente où ses restaurants offrent aux clients un art culinaire universel, tout en gardant ce savoir-faire méditerranéen. Tout est presque parfait. C'est beau, c'est bon. Le seul point faible reste l'accès des voitures depuis les rues desservant le parking. C'est trop étroit. Les autorités gagneraient en reconnaissance si des mesures venaient à être prises dans ce sens.