Plus de deux décennies après l'ouverture de la presse écrite au privé et la profusion de titres qui en a résulté, les observateurs politiques et professionnels étrangers en sont toujours à «reconnaître» la liberté de ton des journaux algériens, rare, disent-ils, «dans le monde arabe et en Afrique». Les patrons de presse, une partie de l'opinion et, paradoxalement, le pouvoir politique se retrouvent pour leur part à en tirer une enthousiaste satisfaction à l'heure des «bilans de conjonctures» ou des moments de turbulences polémiques. Les intérêts peuvent diverger, le regard sur les choses aussi, mais tout ce beau monde a la petite ambition et les piètres satisfactions en partage. Les propriétaires de journaux font valoir cette liberté de ton pour prouver leur «réussite», cacher les revenus personnels outranciers qu'ils tirent de leur «entreprise», la rachitique part de réinvestissement dans le «secteur» et les abominables conditions de travail et de vie des journalistes qu'ils emploient. Les «élites» pour leur part, curieusement soulagées de leur devoir et parfois de leurs capacités critiques, continuent à entretenir avec les journaux de tenaces rapports de complaisance, soucieuses qu'elles sont de ne pas y perdre leur présence et souvent convaincues qu'il est plus… rentable de s'attirer d'autres foudres que celles de la presse quand on veut bien «gérer» son image. Le pouvoir enfin, dont des pans entiers sont toujours tentés par une presse des années de plomb, tient son argument suprême : la presse algérienne n'est pas libre ? Eh bien, il suffit d'ouvrir les journaux le matin. A longueur de colonnes, on critique, à longueur de colonnes on est irrévérencieux, à longueur de colonnes on fait de… l'opposition ! Et tout ce beau monde, tacitement consensuel, oublie de dire les choses… telles qu'elles sont ! C'est-à-dire que les journaux «indépendants» algériens ne «séduisent» que par leurs commentaires. Le lecteur ordinaire, lui, va chercher son information dans la rumeur, les télés étrangères ou depuis quelque temps dans les réseaux sociaux. Quant aux journaux, ils les achètent pour ce qu'ils leur ont «affecté» comme vocation : les «gratter» là où ils veulent être grattés, pour reprendre l'expression du terroir, leur dire ce qu'ils veulent entendre, leur dire ce qu'ils ont envie de dire, leur faire entendre ce que ne leur font pas entendre ceux qui en ont réellement la vocation. Pendant ce temps, ceux qui ont encore l'illusion de chercher ce qu'on cherche généralement dans un journal, en ont pour leurs… illusions. Il n'y a pas d'information crédible et «sourcée», il n'y a pas d'investigation, il n'y a pas de grands reportages ! Tout le monde sait que c'est l'information et non le commentaire qui peut déranger le pouvoir politique et les intérêts mafieux, si tant est qu'il y a encore quelqu'un qui y pense. Or, au point où en sont les choses, il y a trop de coïncidences… d'intérêt, pour que les choses changent. Le pouvoir s'offre en la matière un providentiel alibi démocratique et des relais irremplaçables, les patrons de presse une image et une rente plus que confortable à moindre frais. Tout le monde s'en sort finalement à bon compte. Comme on ne change pas une méthode qui a fait ses preuves, les promoteurs des nouvelles télévisions privées n'ont pas été chercher très loin une formule qu'ils ont à portée de main. Ils savent que les Algériens ont soif de parler, ils leur tendent des micros. Et ils inversent la formule : l'ENTV cherche et trouve toujours des Algériens heureux et satisfaits de leurs gouvernants, les nouvelles télévisions n'interrogent que des citoyens colériques et prêts à en découdre. L'investigation ou le grand reportage nécessitent un effort d'investissement et un minimum de savoir-faire professionnel, les vraies émissions, les vrais documentaires, les vrais plateaux, les vrais films et les vrais JT aussi. Il se peut que le vrai débat sur l'ouverture audiovisuelle soit celui-là. Mais avant ça, il faudra peut-être restituer à l'ENTV sa vocation de service public. Pour qu'il ne suffise plus d'adapter en inversant formellement ses méthodes. Slimane Laouari