Par Lynda CHOUITEN En bâtissant un plaisir esthétique sur les péripéties, les souffrances et parfois le sort tragique des personnages, la littérature nous enseigne qu'il en est de même dans la vraie vie; que beauté et plaisir sont possibles malgré nos lots de douleur et de deuils. Il m'est toujours étrange d'entendre des personnes exprimer leur scepticisme quant à l'utilité de la littérature qui, à moi, semble être une évidence. Qui ignore encore que les contes, la poésie, les légendes, existent depuis la nuit des temps et dans toutes les cultures du monde? Qui oserait remettre en question le pouvoir cathartique d'un roman ou, encore une fois, d'un poème? Qui pourrait nier que le la littérature est créatrice de beauté et que le Beau aide à supporter le quotidien? Cette dernière fonction suffirait, à elle seule, à justifier l'existence de la littérature qui s'avère, à son tour, justification de la vie elle-même. En bâtissant un plaisir esthétique sur les péripéties, les souffrances et parfois le sort tragique des personnages, la littérature nous enseigne qu'il en est de même dans la vraie vie; que beauté et plaisir sont possibles malgré nos lots de douleur et de deuils. Elle nous enseigne, pour emprunter une idée chère à Friedrich Nietzsche, à dire un «oui» tonitruant à la vie malgré toutes ses vicissitudes. Que de jeunes gens ai-je entendu dire que tel ou tel roman leur avait sauvé la vie ou leur avait donné la force de lutter! Je reste pourtant consciente que ce plaidoyer ne convaincra pas les esprits hostiles, ou peu sensibles, à l'Art. La littérature, les entends-je ricaner, nourrit-elle les bouches criant famine? Permet-elle de nous vêtir quand nous avons froid? De nous déplacer de pays en pays ou de ville en ville? Ce qui construit un pays, disent ces esprits trop carrés, ce sont les agriculteurs qui donnent au peuple de quoi manger à sa faim; ce sont les ouvriers et les artisans qui nous fournissent les outils dont nous avons besoin au quotidien; ce sont les ingénieurs qui tracent les routes, bâtissent les ponts et mettent à notre disposition des machines qui rendent nos tâches plus faciles. Voilà, selon eux, les activités qui assurent la puissance et la prospérité d'une nation. Un peu comme Platon qui souhaitait bannir les poètes de sa fameuse République, ils se passeraient bien de littérature. Pourtant, les nations les plus puissantes ont toujours fait la part belle aux lettres. Âge d'or des écouvertes géographiques et des victoires militaires, le règne d'Elizabeth I (en Angleterre) était aussi celui du triomphe de la poésie et du théâtre, donnant naissance au dramaturge le plus connu de tous les temps, William Shakespeare, mais aussi à d'autres noms illustres tels que Philip Sidney ou Christopher Marlowe. Plus de deux siècles plus tard, l'époque victorienne qui, malgré la pudibonderie que d'aucuns lui reprochent aujourd'hui, était l'âge où la Grande -Bretagne a dominé le monde, a enfanté les oeuvres intemporelles de Charles Dickens, des soeurs Brontë et de Thomas Hardy, entre autres. C'est que la littérature bâtit des ponts, elle aussi (entre les gens, le peuples et les époques); c'est qu'elle nourrit, elle aussi - les esprits. Que la littérature, et les arts en général, fleurissent au plus fort des civilisations n'a rien d'étonnant. On pourrait arguer que, s'étant assuré les premiers besoins vitaux consistant à bien se nourrir, se loger, se vêtir, se soigner et s'instruire, les hommes et les femmes peuvent alors se payer le luxe de s'élever au-dessus de ces nécessités premières: ils peuvent enfin créer et enchanter l'âme. Pourtant, cet argument n'est pas tout à fait juste. La force de la littérature est qu'elle peut pousser dans tous les contextes, dans tous les milieux: en pleine guerre, en pleine épidémie, au beau milieu de la misère. Le Moyen Âge, pourtant sinistrement associé aux Croisades, à la Peste noire, au féodalisme et à l'hégémonie de l'Eglise, à légué à l'Occident une tradition littéraire riche en fabliaux, en allégories et en romances. Sur un plan plus individuel, malades, sans le sou et (presque) seuls sur les routes, Isabelle Eberhardt et Si Mohand U'Mhand n'ont jamais cessé d'écrire/de déclamer des poèmes; de même, du fond de sa cellule, sans même un stylo, Moufdi Zakaria a écrit de son propre sang quelques-uns de ses puissants poèmes en hommage à l'Algérie qu'il rêvait de voir naître. Et, bien loin de notre époque et de nos frontières, Phyllis Wheatley n'a-t-elle pas impressionné les Blancs bien-pensants des Etats-Unis du XVIIIe siècle, qui n'en revenaient pas qu'une esclave noire - c'est-à-dire une femme ne possédant strictement rien, même pas sa propre personne - puisse exceller dans l'art d'écrire des vers? Si la littérature était un luxe, quel mal y aurait-il à y aspirer? Mais les exemples cités plus haut et beaucoup d'autres montrent que ce n'en est pas un; qu'elle est aussi nécessaire que l'air ou la nourriture - ou presque. Car si les gens mal nantis ne disposent pas forcément de grandes bibliothèques, ils n'en ont pas moins besoin de littérature. Les petites histoires qu'ils improvisent pour leurs enfants ou au contraire, dont ils ont hérité de leurs aïeules, les proverbes dont ils agrémentent leurs paroles, les chansons qu'ils inventent pour exprimer leur vague à l'âme ou parodier tout ce qui se prend trop au sérieux, tout cela relève de la littérature, qu'elle soit héritage ou création - ou, comme souvent, un mélange des deux. La littérature n'est donc l'apanage ni d'une classe sociale ni d'un contexte historique particulier. Elle fleurit partout et sous tous les climats, et cette omniprésence devrait, à elle seule, suffire à attester de son caractère indispensable. Reste une question plus complexe: «Que peut la littérature face aux maux du monde? N'est-elle pas impuissante face aux préjugés, aux injustices et aux cruautés qui n'ont cessé de l'infester depuis la nuit des temps?» Certes, l'existence de la littérature n'a jamais mis fin à ces fléaux et ne le fera sans doute jamais. Pis, les plus grandes oeuvres littéraires reproduisent souvent les préjugés de leur époque; c'est pourquoi l'on reproche aujourd'hui à un Shakespeare de nous décrire un Caliban laid et monstrueux ou à une Charlotte Brontë de réduire le personnage caribéen de Bertha Mason à une forme d'altérité sauvage. Il ne faut donc rien idéaliser - même pas la littérature. Mais tout en ayant leurs faiblesses, les plus grands textes littéraires sont grands parce qu'ils nous ébranlent et nous poussent à réfléchir. L'effet est parfois immédiat: réquisitoire contre l'esclavage, La Case de l'oncle Tom, de l'Américaine Harriet Beecher Stowe, a soulevé une vague de compassion pour les esclaves noirs au lendemain même de sa parution, en 1852. Mais, plus souvent, c'est à long terme que les textes littéraires contribuent au changement. En avance sur leur temps, les écrits qui scandalisent finissent par faire partie du canon littéraire; et ce sont les premières tentatives de remettre en question le diktat patriarcal, les réflexes (néo)coloniaux, ou les traditions trop sclérosées qui, en en entraînant d'autres, ou en faisant naître des débats sur ces questions, font avancer les choses. Les accusations d'immoralité ou d'anticonformisme se dissipent parfois des décennies après la disparition des auteurs, quand une évolution des mentalités rend enfin possible la compréhension de l'oeuvre qui a, autrefois, choqué. C'est peut-être là le plus grand apport de la littérature: faire réfléchir sur une réalité souvent pas très rose, et imaginer des alternatives. L'utilité de la littérature ne s'arrête pas là, bien sûr. On pourrait évoquer le rôle positif qu'elle joue dans l'éveil des enfants, l'épanouissement émotionnel et intellectuel des jeunes et des moins jeunes qu'elle stimule, l'évasion qu'elle rend possible... Que de raisons pour la promouvoir! Pourtant, la littérature a encore ses contempteurs et il est bon de leur rappeler pourquoi nous en avons besoin; c'est dans cet esprit que j'ai écrit cet article. Quant à moi et à mes semblables, qui ne sommes pas adeptes des doctrines utilitaristes selon lesquelles seul ce qui est utile aurait sa raison d'être, nous n'avons pas besoin de ces arguments. La littérature est là - comme elle l'a toujours été - pour notre bonheur et nous nous contentons de la savourer. Ecrivaine, lauréate du prix Asssia-Djebar, professeure en littérature.