Chems-Eddine Chitour est professeur et directeur du laboratoire de valorisation des hydrocarbures, à l'Ecole nationale polytechnique. Cet ancien secrétaire général au ministère de l'Enseignement supérieur est auteur de nombreuses publications et de plusieurs ouvrages dont "L'éducation et la culture de l'Algérie : des origines à nos jours". Liberté : Depuis près d'un mois, les résultats du bac 2016 sont connus : il y a eu moins de 50% de réussite. Que vous révèlent ces résultats ? Chems-Eddine Chitour : Pour vous répondre, il faut revenir au nombre de candidats qui se sont présentés à cet examen. Sur les 814 000 candidats, quelque 380 000 ont été reçus, soit près de 49%, en fait : 49% des lycéens scolarisés et 32% des personnes non scolarisées. Dans ces conditions, que deviennent les 400 000 élèves qui ont échoué ? C'est là un problème de fond, mais, pudiquement, personne n'en parle. Dans l'Algérie de 2016, la formation professionnelle est le parent pauvre. Nous avons encore la mentalité d'avant et préférons ce qu'on appelle les métiers de niveau 6 (médecin, pharmacien...), alors que le pays a besoin de métiers de niveau 5 (niveau de technicien). Il n'y a pas de vision là-dessus, parce que le milieu industriel n'est pas limpide : on ne sait pas quels sont ses besoins. L'université fait des propositions de programmes et forme, mais depuis une vingtaine d'années, aucune enquête n'a été menée pour suivre les diplômés et savoir ce qu'ils deviennent. On sait qu'une grande partie d'entre eux va dans l'informel. Il y a à peu près 10% qui arrivent à trouver un job et les autres exercent un travail pour lequel ils n'ont pas été formés. Voilà donc le système éducatif... sans vision à long terme. Entre parenthèses, il y a eu 660 000 candidats au bac en France. Nous avons plus de candidats au baccalauréat que la France qui a une population de 65 millions. Nous avons autant de candidats au bac que l'Iran, qui a 80 millions d'habitants. D'ici à 3 ou 4 ans, nous aurons peut-être un million de candidats au bac et 2 millions d'étudiants à l'université. À ce rythme-là, nous allons dépasser la France en 2025 ! Quel est le vrai problème du système éducatif algérien ? Nous travaillons sur une vitesse acquise. Le système éducatif est un train fou qu'on ne peut pas arrêter. Donc, on forme pour former. Depuis 1962, les pouvoirs ont toujours donné les moyens au système éducatif, mais il n'y a jamais eu d'évaluation de l'aspect qualitatif. Pendant les premières années de l'Indépendance, la massification était nécessaire et elle nous a permis d'avoir des diplômés avec des compétences diverses. Mais, depuis, on pense que le système éducatif est là pour parquer des élèves, sans se préoccuper de l'acte pédagogique. Nous avons 10 millions d'élèves, soit 25% de la population algérienne, qui sont parqués dans le système éducatif et à qui on demande de ne pas faire de vagues, de ne pas poser de problème ni de mener des grèves. On inaugure des amphis, des cités universitaires, des salles de classe, des restaurants, mais aucun responsable ne va voir comment on enseigne. La détérioration de l'acte pédagogique se paie. L'Unesco a fait plusieurs reproches au bac algérien, disons qu'il est hors normes. Mais, le fait qu'il ne réponde pas aux critères du bac Unesco ne veut pas dire que les 25% ne valent rien. De plus, sur les 50% qui ont réussi leur bac, il y a peut-être 20% qui valent quelque chose. Où en est alors la réforme de 2001 dans laquelle vous avez été impliqué personnellement ? Elle n'a jamais été appliquée, ni par l'ancien ministre de l'Education Benbouzid ni maintenant... À quoi faites-vous référence en parlant d'"idées généreuses" ? Je fais référence à une école ouverte, fascinée par l'avenir, avec une identité plurielle et assumée, sans faire de la langue arabe et de la religion un fonds de commerce. À une école qui sert comme un ascenseur social, qui donne la chance à tout le monde et qui ne laisse personne sur le bord de la route. Ce n'est pas le cas du système éducatif actuel. Les gens qui ont les moyens font en sorte que leurs enfants aient un niveau de qualité, généralement à l'extérieur. Aujourd'hui, on assiste à un foisonnement d'écoles privées, mais ce n'est pas tout le monde qui peut payer et y accéder. En France, l'Etat aide le privé qui prend en charge 2,5 millions d'élèves sur les 12 millions scolarisés. En Algérie, l'Etat n'aide pas le privé, il fait comme s'il n'existait pas. L'éthique a aussi disparu dans l'école algérienne. Il y a une dérive totale : les enseignants des lycées enseignent dans des hangars pour avoir des fins de mois plus intéressantes, en essayant de se compromettre même dans les sujets du bac. En plus de ces chasseurs de primes, il y a le plagiat... La société est gangrenée par la corruption. Dans le système éducatif, la corruption est encore plus grave, puisqu'il s'agit de former l'élite de demain. Mais, malheureusement, on fait comme s'il n'y avait pas de problème. Le système éducatif est bel et bien en panne. Propos recueillis par : H. Ameyar