Qui a peur ? Tout le monde. Qui fait peur ? Tout le monde. Sans que l'on se rende compte, une sorte de maccarthysme est née en Algérie ces derniers temps, dans le dos de tous. On y a peur non pas de la mort, du terrorisme, du kamikaze aveugle, de la faim ou des cafards, mais de se rendre visible par des traits non conformes à la tendance générale de la Moubayâa. Le droit de dire ce que l'on pense et de ricaner du politique en le jugeant à peine plus utile qu'une blague carnivore, a été le plus gros acquis des années 90. Il se retrouve aujourd'hui réduit dans des espaces offshore comme les rédactions des journaux, les cercles d'amis et la confession dans les cafés. C'est comme si après la domestication du droit de vote libre, on a réussi à domestiquer les avis informels des Algériens de base. Il y a de la terreur chez le premier cercle des fonctionnaires de l'Etat qui ont peur qu'on sache qu'ils ne veulent pas voter ou « soutenir ». Il y a aussi la peur chez les associations, les chefs d'entreprises, les walis qui peuvent être pendus pour mauvais scores, dans les écoles et un peu partout finalement. Ne pas voter dans « le bon sens » par exemple, n'est plus un droit et encore moins une négligence, la conséquence d'une grasse matinée, un oubli involontaire ou une décision de se laver les mains, mais la preuve d'un antinationalisme condamnable, une traîtrise antérieure à 1962 et le plus sûr moyen de se voir couper les vivres, fiché, exclu des appels d'offres, poursuivi par des narines féroces ou inculpé par le tribunal néo-boumediéniste qui se crée sous nos yeux sans que personne y voie une menace. La mémoire plus courte que les mains, un peuple oublie vite comment se créent les dictatures les plus dures : par passivité. Sans que personne frappe ou décapite, une peur vient au monde, se transforme en terreur, puis en hystérie et, sans décisions directes de qui que ce soit, une partie du peuple s'en prend à l'autre au nom d'une chefferie qui a à peine ouvert la bouche. D'ailleurs, la mécanique est connue : le chef dit un mot en murmure, son second l'interprète comme une injonction, le troisième expliquera à ses pairs qu'il faut frapper, le quatrième le fait, le cinquième se met à torturer pour obtenir des aveux, le torturé donne des noms qui n'ont rien fait, leurs familles se vengent, le peuple se divise, une terreur naît et cela s'appelle la terreur. Le maccarthysme est encore discret en Algérie mais il est là ; on n'y chasse non plus le rouge, mais le pervers incolore. C'est-à-dire tous ceux qui n'aiment pas la couleur bleue, déclarée couleur de ralliement. Qui a peur aujourd'hui ? Le wali qui ne fait pas 120%, l'administrateur qui ne vote pas deux fois, le SG de l'association qui ne colle pas les affiches, le chef de la petite entreprise de bols d'air qui « n'aide » pas, le comité de soutien qui ne réunit pas assez de bus pleins de gens, le notable qui ne donne pas ses moutons, l'investisseur qui attend le permis de construire, le directeur de campagne qui n'a pas mobilisé ses enfants, etc. Cela commence ainsi : un jour, tout le peuple aura peur. D'une seule personne ! Pourquoi ? Parce que le peuple a été convaincu qu'il n'est personne. C'est simple.