Le juriste algérien Bachir Dahak a eu la bonne idée de retracer dans un livre l'histoire féroce de l'humour et de la politique en Algérie depuis l'indépendance. Son recueil, Les Algériens, le rire et la politique de 1962 à nos jours, oscille entre le sérieux du sujet et l'absurdité de certaines situations engendrées par les hommes politiques. A travers cet humour, apparaît une sorte de thérapie salvatrice où s'expriment les impasses des gouvernants et les impuissances des gouvernés. Comme le montre l'auteur dans la présentation de son travail, illustré de caricatures de Dilem, l'humour a toujours été pour l'Algérien une arme efficace par sa légèreté pour chahuter des décisions aberrantes ou stigmatiser des fonctionnements incohérents. Il ne se trompe pas en affirmant que l'absence de toute liberté d'expression entre 1962 et 1988 a donné à l'humour la dimension d'un contre-pouvoir. A l'image des «démocraties populaires» de l'ancien camp soviétique, l'humour est devenu quasiment un parti politique de l'opposition qui aidait à résister au bâillonnement des libertés publiques et individuelles. C'était le seul canal par lequel on pouvait s'autoriser (souvent discrètement) la contestation du régime en place. Cet humour a pris souvent la forme de la blague, en caricaturant les présidents en poste, les hauts responsables de l'Etat et du parti unique. Selon l'auteur, aucun président n'a échappé à la pertinence des faiseurs de blagues et de bons mots d'esprit. Mohamed Boudiaf fait exception à la règle du fait de son charisme, de sa stature incontesté de membre-fondateur du FLN et, sans doute, des conditions dramatiques dans lesquelles se débattait le pays à son arrivée au pouvoir. Sinon, de Ben Bella à Boumediène, en passant par Chadli, Zeroual et Bouteflika, aucun chef d'Etat n'a été épargné par les traits d'humour des Algériens. L'auteur rappelle l'intérêt de quelques universitaires pour la vitalité créative et la fonction contestatrice de cet humour. Il cite l'universitaire Ahmed Rouadjia qui déclare : «Une étude sociologique ou politique serait incomplète si elle faisait fi ou méprisait les riches matériaux que constitue l'humour algérien.» Une fois posé le cadre théorique, l'auteur rappelle les caractéristiques de chaque règne présidentiel. Au commencement était l'euphorie de l'indépendance avec Ahmed Ben Bella, dans une parenthèse (1962-1965) caractérisée par son instabilité idéologique et une improvisation généralisée. Le génie populaire n'a pas tardé à tourner en dérision les tergiversations du moment sur la guerre menée contre la bourgeoisie et le désir de généraliser l'autogestion. L'auteur rapporte que Ben Bella aimait le contact avec la population. Lors d'une visite dans un domaine autogéré, il s'en prit à la bourgeoisie en expliquant que le socialisme, c'est l'austérité. Un syndicaliste paysan prit la parole et lui répliqua en ces termes : «Monsieur le président, le socialisme pour nous c'est le contraire, nous aussi, nous souhaitons avoir un jour une DS 19, nous pensions que le socialisme prévoyait de nous ajouter des biens et pas de nous en supprimer !» Puis vint la période du «réajustement révolutionnaire» avec Houari Boumediène, les nationalisations et les trois révolutions. Durant cette période où les ennemis de la Révolution sont stigmatisés et où les pénuries deviennent endémiques, émerge la figure de Kaïd Ahmed, chef de l'Appareil du parti unique. A lui seul, avec ses bons mots, on pourrait remplir une encyclopédie. Bachir Dahak en recense des dizaines comme cette savoureuse tirade où il déclare devant des syndicalistes de la Maison du peuple : «Oui, chers frères, nous avons lancé le premier plan quadriennal et nous nous engageons à le réaliser, même si nous devons y mettre dix ans !» Vient ensuite la période la plus prolifique en humour avec Chadli Bendjedid. Son arrivée à El Mouradia surprend tout le monde. Choisi pour être le plus ancien des hauts gradés de l'armée, son règne engage une rupture avec les dogmes de l'économie étatique et des grandes entreprises publiques. Une politique d'ouverture économique (et quelque peu politique) caractérise sa gouvernance. Il fut le premier président algérien à se rendre en France et aux Etats-Unis. L'option libérale est affichée avec l'objectif de mettre fin aux pénuries. Il n'échappe pas à un déferlement de blagues qui s'intéressent essentiellement à ses voyages. L'une des meilleures blagues à ce propos concerne son retour des States et le fait raconter que ce qui l'avait le plus impressionné était que même les enfants de cinq ou six ans y parlaient couramment l'anglais. Les présidents qui vinrent ensuite n'échappèrent pas à la règle de la blague et l'auteur termine son tour d'horizon par le printemps arabe avec l'humour tunisien ou égyptien, car chaque pays a une tradition dans le domaine. En redonnant vie à un corpus important de blagues, mots d'esprit et traits d'humour, Bachir Dahak (dont le nom de famille signifie le rieur !) invite les spécialistes des sciences humaines à puiser dans ce corpus pour façonner des outils de compréhension d'une société en perpétuelle évolution. Bachir Dahak, Les Algériens, le rire et la politique de 1962 à nos jours. Préface de Elizabeth Perego. A compte d'auteur. Imprimerie AGL, Alger, 2016.