«Qui obtiendra le premier prix dans un concours de circonstances?» Paul Claudel Les revues occidentales nous ont habitués dans ce monde où la concurrence est féroce, tous domaines confondus, et où la réussite est imposée à tout individu bien élevé selon les normes de l'impitoyable logique capitaliste, à publier les classements des meilleurs individus dans tous les secteurs des activités humaines. Ainsi, il est porté à la connaissance du quidam, qui sue à boucler ses satanées fins de mois, les 10, 50 ou 100 hommes (et femmes) les plus riches du monde. Un CV bien détaillé illustre les portraits de ces compagnons chéris par Dame Fortune. Si cela ne suffit pas à le faire rêver, il aura droit à la liste des acteurs les mieux payés. Il n'y a rien de mieux que les revenus aux innombrables zéros pour donner de l'espoir à celui qui a enterré le sien depuis qu'il a fait une demande de logement ou d'emploi dans les normes. Il saura ainsi que les émirs, dont les gandouras bouffent sous l'action climatisante du vent du désert, sont bien placés dans ces classements où c'est rarement l'effort personnel qui est récompensé. Il aura droit au classement des villes les plus chères dans le monde, les plus sales, les moins sûres... Tout comme il aura droit, lui qui est au régime sec depuis belle lurette, d'apprendre qu'un prince saoudien est payé cent mille dollars une bouteille d'alcool dans un cabaret de l'Asie du Sud-Est. Il y a de quoi révolter un Bacchus d'ordinaire désinvolte: il faut vraiment être saoul pour payer la piquette à ce prix! Dieu merci, nous n'avons pas de tels exemples dans notre pays où l'eau fraiche coule à flots concurrençant dangereusement les jus douteux qui encombrent les trottoirs du marché de l'informel. Cependant, à l'occasion du Cinquan-tième anniversaire de l'Indépendance, une certaine presse a eu la bonne idée de publier les cinquante personnalités qui ont joué un rôle économique important dans une économie qui, comme chacun le sait, n'a pas de quoi pavoiser. Evidemment, ces portraits élogieux ont été faits pour servir d'exemples à ceux qui n'ont pas pu prendre un «Zodiac» pour l'espace Schengen. Ils auraient dû comporter dans la marge, la profession initiale du titulaire de l'as de l'industrie ou du commerce, son ascendance, ses liens supposés ou avérés avec les centres de décision officiels ou officieux, ses relations avec le fisc: tout le monde sait que les élévations au gotha des milliardaires ne se fait pas simplement sous l'action bienfaisante des courants chauds ascendants. On peut bien comprendre la soudaine richesse d'un écrivain qui a publié, coup sur coup, des oeuvres qui ont été toutes des best-sellers, ou bien l'atterrissage spectaculaire d'un prodige du «raï» dans le cercle restreint des gens qui tutoient les étoiles. Pas plus que l'on ne s'étonnera du succès financier d'un ingénieux inventeur qui a mis au point un brevet pour lequel les entreprises capitalistes se disputent l'exploitation. Les secteurs de la création artistique ou technique ne peuvent être guère suspectés comme ceux de l'épicerie ou du trabendo, du moindre piston ou du petit coup de pouce. Dans la publication des portraits de ces sorciers des temps modernes, on aurait dû ajouter dans la marge, sur quelles ruines du secteur public se sont édifiés ces empires. Pour compléter la galerie des portraits de ce demi-siècle d'aventures, on aurait dû mettre en face de ces valeureux capitaines d'affaires, les héroïques défenseurs du secteur public qui ont été mis au rancart depuis plus de trois décennies, quand ils n'ont pas servi de cibles au terrorisme aveugle ou quand ils n'ont pas visité les geôles si hospitalières du Polygone étoilé. Pourquoi ne pas publier aussi le hit-parade des détourneurs de fonds ou bien celui des acquéreurs de châteaux en Espagne?