Le président du cabinet Emergy souligne entre autres que Sonatrach doit faire de la veille technologie et évaluer le potentiel national en schistes, ce qui est sa mission.mission. Liberté : Investir dans le gaz de schiste, est-ce rentable aujourd'hui dans le très court terme ? Mourad Preure : La réponse est non. Pour une raison économique d'abord, les prix sur le Henry Hub américain, prix de référence aux Etats-Unis, se traînent autour des 2.2-2.5 dollars le million de BTU (British Thermal Unit). Sachant que 105 MTA (millions de tonnes an) de capacités de liquéfaction sont en projet aux Etats-Unis qui visent le marché européen mais aussi asiatique (pour rappel, nos capacités de liquéfaction sont de 24 MTA). Sachant que le Qatar, concurrencé en Asie par l'Australie et le gaz américain qui arrive depuis la côte pacifique US, a des difficultés pour vendre son gaz, avec ses capacités de 77 MTA qui vont bientôt être portées, avec le projet Ras Laffan 2, à 100 MTA, sachant que la Russie, qui s'investit aussi dans le GNL, est en train de terminer le doublement à 110 milliards de m3 de son gazoduc North Stream qui la lie à l'Allemagne, et donc aux réseaux européens, via la mer Baltique. Sachant tout cela, il est difficile de croire qu'un investissement dans les gaz de schistes trouve sa place sur notre marché naturel, l'Europe actuellement surapprovisionnée, à la demande stagnante et disposant d'importantes capacités de stockage. Nous avons, certes, les troisièmes réserves mondiales, mais le schiste est coûteux et demande une phase de développement et d'apprentissage qui ne peut situer cette option dans le très court terme pour nous. Existe-t-il des alternatives au schiste ? Il reste que notre demande gazière est boulimique et croit au rythme de 8% par an. Notre développement pétrolier et gazier a été arrêté ces vingt dernières années. Nous en ressentons les conséquences aujourd'hui avec un déclin de notre production et de nos exportations, et une explosion de notre demande interne, cela au moment où nous vivons une grave crise économique. Nous sommes, dans le même temps, menacés dans nos débouchés, et ce, par des nouveaux entrants (Qatar, USA, Est méditerranéen, etc.) très agressifs et qui disposent de volumes conséquents. Notre part dans le marché gazier européen est passée de 16% en 2010 à 8% aujourd'hui, et nous risquons fort d'être chassés du marché gazier européen, d'autant que nous n'avons pas de volumes pour défendre nos parts de marché ! L'alternative est un triptique qui requiert une vision stratégique audacieuse et innovante : (i) le développement des conventionnels, (ii) une amélioration sensible de notre efficacité énergétique, deux fois inférieure à celle des pays de l'OCDE par une politique résolue d'économies d'énergies, (iii) le déplacement de notre demande vers les renouvelables, le solaire particulièrement. Pour le gaz, il faut privilégier les conventionnels incontestablement. Sonatrach travaille pour mieux comprendre notre gisement supergéant de Hassi R'mel qui a été surexploité et gravement altéré par la réduction de la part de la production réinjectée pour maintenir la pression du gisement. L'amélioration du taux de récupération, le développement des gisements est la voie royale. Quel rôle doit jouer Sonatrach dans ce contexte ? Sonatrach a été gravement perturbée dans son développement par toutes les crises qu'elle a vécues depuis 2010, par le désinvestissement et son assujettissement aux politiques, et à la prédation, disons-le, vingt ans durant. Or la puissance d'un pays pétrolier aujourd'hui réside moins dans le niveau de ses réserves et de ses productions que dans la puissance de sa compagnie nationale, sa compétitivité, son pouvoir innovant, la qualité de son management. On a cessé de le comprendre vingt ans durant, pendant que les pays producteurs renforçaient leurs compagnies nationales et leur ouvraient des perspectives stratégiques inédites. Sonatrach doit être renforcée, de telle sorte qu'elle puisse jouer efficacement son rôle de grand donneur d'ordres pour les sociétés de service internationales qu'elle sollicite pour l'exploration, le développement des gisements, et demain, pour les schistes. Car là est son avantage concurrentiel. Elle aussi doit être une véritable locomotive, un pôle d'excellence et de rayonnement qui entraîne entreprises et universités nationales qui, à leur tour, renforceront sa position concurrentielle. Pour ce qui est du marché gazier européen particulièrement, aujourd'hui hautement compétitif et devenu un marché de demandeurs, non plus d'offreurs, elle doit y prendre pied. Elle doit pouvoir s'intégrer dans l'aval gazier et la génération électrique européens, et l'Etat, notre diplomatie, doivent la soutenir vigoureusement. Elle doit pouvoir vendre indifféremment au client final molécules de gaz et kilowattheures. À ce titre, elle sortira du corset dans lequel l'ont enfermée la libéralisation du marché gazier européen avec la prééminence des transactions spot (70% du marché) et l'abandon des contrats de long terme avec clause de take or pay qui fondaient notre commerce gazier avec l'Europe et qui aujourd'hui sont obsolètes. Cette manœuvre stratégique doit être menée sans délai avec un appui résolu de l'Etat. Quel doit être, selon vous, l'ordre des priorités en matière d'énergie aujourd'hui et faut-il exclure le schiste des grandes priorités ? J'ai déjà évoqué les priorités, conventionnels, efficacité énergétique et développement résolu, volontariste, des renouvelables. Notre ensoleillement exceptionnel (3500 heures sur le Sud, soit 86% du territoire national et 2650 heures pour le Nord, avec 2000 kWh qui peuvent être produits par chaque km2 de notre territoire) et notre expertise industrielle, la présence d'un puissant champion industriel et technologique dans le domaine énergétique, Sonatrach, nous qualifient pour figurer parmi les leaders de la transition énergétique. Nous pouvons construire des partenariats stratégiques avec des leaders technologiques mondiaux, européens notamment (qui sont mis en graves difficultés par la concurrence asiatique, chinoise notamment). Ces partenariats peuvent conduire, dans le cadre de filiales communes, à des liens de capital. Les schistes doivent être considérés comme une richesse nationale, mais comme l'énergie des générations futures. Je n'ai aucun doute, vu les importants enjeux économiques, que la contrainte environnementale sera surmontée par le progrès technique qui est puissamment sollicité en ce sens, additifs biodégradables, utilisation de l'hélium pour fracturer la roche, fracturation par arcs électriques, etc. Je pense que nous sommes dans un horizon de cinq à dix ans. Sonatrach doit faire de la veille technologique, ce qu'elle fait, et évaluer le potentiel national en schistes, ce qui est sa mission. Quant à la production, elle met la priorité sur les conventionnels, Hassi R'mel a encore un grand avenir, j'en suis persuadé, des découvertes dans le Nord, dans l'offshore mais aussi dans le Sahara sont à attendre. Hassi Messaoud peut assurer la satisfaction des besoins énergétiques de plusieurs générations. La conclusion est qu'il faut faire confiance à Sonatrach et la soutenir pour qu'elle se porte au niveau de la concurrence internationale, impitoyable, et ouvre de réelles perspectives énergétiques à notre pays qui en a les moyens, le potentiel et la légitimité.